Lutte contre les djihadistes en Syrie et en Irak

Fin du « califat », fin de l’EI ?

Après avoir contrôlé de vastes pans de l’Irak et de la Syrie, le groupe armé État islamique (EI) est en train de perdre les derniers centres urbains qu’il détient. D’ici quelques jours, le « grand califat » proclamé par l’EI en 2014 aura été complètement balayé. Mais la fin du califat signifie-t-elle pour autant la fin de l’organisation djihadiste ?

Un dossier de Marc Thibodeau

Lutte contre les djihadistes en Syrie et en Irak

« Ils vont continuer à exister »

« L’annonce formelle que nous avons repris 100 % du califat devrait intervenir la semaine prochaine », a déclaré mercredi le président américain Donald Trump. Prudent, le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, a affirmé quant à lui que le retrait des soldats en Syrie « ne signifie pas la fin du combat américain ». « La nature du combat est en train de changer », a-t-il dit. Explications.

Depuis plusieurs mois, les Forces démocratiques syriennes (FDS), formées majoritairement de Kurdes, poursuivent leur avancée vers le sud-est en longeant l’Euphrate.

Avec l’appui des avions de la coalition internationale, ils forcent le repli des combattants du groupe armé État islamique (EI), qui ne contrôlait plus au début de la semaine que quelques dizaines de kilomètres carrés de territoire syrien, près de la frontière irakienne.

Les derniers affrontements dans la zone marquent la fin du « califat » proclamé en grande pompe en 2014 par Abou Bakr al-Baghdadi, toujours introuvable.

Jason Burke, un journaliste et écrivain anglais qui a longuement étudié les mouvements islamiques radicaux au Moyen-Orient et au-delà, prévient que ce repli ne signifie pas pour autant que l’EI est mort.

« Je ne pense pas qu’ils pourront recréer ce qu’ils avaient sur le plan territorial. Mais ils vont continuer à exister comme un groupe d’insurgés dans un avenir rapproché », prévient-il.

L’analyste pense que l’implosion du califat était en quelque sorte inévitable en raison de l’approche suivie par l’organisation.

L’EI, note-t-il, avait judicieusement profité de l’insatisfaction des populations sunnites vivant dans la région pour s’assurer en 2014 de gains rapides. Le chaos régnant en Syrie avait aussi grandement facilité sa tâche.

Miser sur la violence

Ses dirigeants ont cependant tenté ensuite d’asseoir leur autorité sur les territoires conquis par la violence et la coercition, sans avoir les ressources pour le faire.

« Il faut une capacité étatique massive, des effectifs policiers et des services de renseignements d’envergure pour diriger une dictature comme celle que Saddam Hussein chapeautait en Irak », note M. Burke.

La création même d’un califat était certaine de susciter une réaction agressive des pays limitrophes, qui ne pouvaient envisager de cohabiter avec une organisation extrémiste et expansionniste indifférente aux conventions internationales.

La décision de l’EI d’aller frapper des cibles en Occident a assuré une réponse encore plus musclée, venant notamment des États-Unis, qui a multiplié les pressions.

Lorsque les djihadistes enregistraient des gains territoriaux, le pouvoir d’attraction de l’organisation était à son maximum. Ressources et combattants affluaient, y compris de l’étranger.

Une fois que la tendance s’est inversée, le mouvement de recul territorial s’est rapidement accéléré.

« Ce qui fonctionnait dans un sens joue aussi dans l’autre. Qui veut se retrouver du côté des perdants ? »

— Jason Burke, journaliste spécialiste des mouvements islamiques radicaux au Moyen-Orient

Un « pouvoir de nuisance »

Sami Aoun, spécialiste du Moyen-Orient rattaché à l’Université de Sherbrooke, ne croit pas non plus que le califat pourra renaître un jour de ses cendres.

L’EI n’en conservera pas moins un « pouvoir de nuisance » et continuera à frapper en Irak et en Syrie, notamment par l’entremise de cellules dormantes. « Il y a des gens qui peuvent se cacher, se dissimuler », relève-t-il.

Selon le Pentagone, l’organisation compterait toujours plusieurs milliers de combattants répartis entre les deux pays.

Dans une analyse publiée en décembre, l’Institute for the Study of War, à Washington, prévenait que l’EI cherchait à regrouper ses forces dans d’autres parties de la Syrie et en Irak tout en concentrant l’attention de la coalition internationale sur la poche territoriale restante près de l’Euphrate.

Les analystes consultés par La Presse ne pensent pas que les « provinces » créées par l’EI dans d’autres pays comme le Nigeria ou les Philippines soient susceptibles de servir de base de rechange à l’organisation.

« Leur importance a toujours été largement exagérée. Dans plusieurs cas, on va vu des groupes locaux se réclamer de l’EI pour se donner un vernis additionnel », dit M. Burke.

Le pouvoir d’attraction en Occident de l’organisation, qui a accueilli à son apogée des milliers de combattants étrangers, est aussi fortement entamé même s’il n’est pas nul.

Faute de territoire bien établi, il deviendra très difficile pour des aspirants djihadistes de se rendre en Syrie ou en Irak pour prendre les armes. Le niveau de dangerosité inhérent à l’exercice, dans les circonstances actuelles, risque de refroidir les ardeurs des plus convaincus.

La menace des combattants étrangers

Sami Aoun pense que le retour dans leur pays d’origine des combattants étrangers recrutés par l’EI constitue un risque non négligeable qui va susciter bien des débats.

« On ne sait pas comment ils vont être réintégrés. Est-ce que les pays concernés auront les outils qu’il faut pour les juger au besoin et les déradicaliser ? »

— Sami Aoun, spécialiste du Moyen-Orient rattaché à l’Université de Sherbrooke

Jason Burke pense qu’il n’est pas impossible que d’anciens combattants de l’EI cherchent à perpétrer des attentats une fois rentrés.

Ils risquent cependant de se retrouver isolés en raison de l’effondrement des structures de soutien de l’organisation terroriste au Moyen-Orient et ne disposeront pas d’un grand pouvoir de recrutement.

Après que la Russie eut décidé de retirer ses troupes d’Afghanistan à la fin des années 80, les djihadistes étrangers qui avaient participé aux combats ont essaimé dans plusieurs pays et ont contribué à la croissance de nombreux mouvements insurrectionnels.

Ils bénéficiaient à tort ou à raison, note M. Burke, de l’aura découlant de leur lutte contre une superpuissance et cherchaient à mousser leurs exploits pour impressionner les recrues potentielles.

« Ce sera beaucoup plus dur pour l’EI de vendre aujourd’hui ce type de récit », relate le journaliste.

Al-Qaïda dans l’ombre

Alors que l’EI menait ses opérations expansionnistes tambour battant, Al-Qaïda a adopté une approche moins frontale pour gagner des appuis en Syrie et ailleurs, note Jason Burke, qui insiste sur la résilience de l’organisation autrefois dirigée par Oussama ben Laden.

Malgré les fortes pressions subies dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, elle continue d’opérer dans plusieurs États, dont le Yémen et la Somalie, ainsi qu’au Sahel et demeure une menace théorique pour l’Occident.

Bien qu’elle soit présente en Syrie à travers une organisation affiliée dans la province d’Idlib, Al-Qaïda se garde d’évoquer la création d’un califat et ne paraît pas vouloir frapper actuellement « l’ennemi éloigné » ou développer ses infrastructures à cette fin, note M. Burke.

« Ils ne semblent pas estimer, pour le moment, que ce serait bénéfique de le faire. Mais ça peut changer à tout moment », prévient l’analyste.

Gains et pertes de territoire

La création du « califat »

Le 29 juin 2014, les djihadistes du groupe armé « État islamique en Irak et au Levant » annoncent l’établissement d’un « califat islamique » dans les régions conquises en Irak et en Syrie. Leur chef, Abou Bakr Al-Baghdadi, est désigné comme « calife ». Raqa, en Syrie, et Mossoul, en Irak, deviennent ses deux « capitales ». À Raqa, l’EI procède à de multiples décapitations, exécutions massives, viols, rapts et à du nettoyage ethnique. En Irak, le groupe qui s’est emparé du foyer historique des yézidis sur les monts Sinjar a transformé en enfants-soldats les plus jeunes et condamné les femmes à l’esclavage sexuel.

— d’après l’Agence France-Presse

La riposte

En septembre 2014, une coalition internationale dirigée par les États-Unis lance, après l’Irak, ses premières frappes contre l’EI en Syrie. La coalition va rassembler plus de 70 pays, mais seule une minorité déploie soldats et conseillers militaires au sol. Le 26 janvier 2015, les forces kurdes soutenues par la coalition chassent l’EI de Kobané, ville kurde à la frontière turque. Le 31 mars 2015, les forces irakiennes reprennent Tikrit, dans le nord du pays.

Le symbole

L’offensive venue de Turquie se poursuit aux côtés des rebelles de l’Armée syrienne libre. Mais les yeux sont rivés sur la cité antique de Palmyre, où les djihadistes ont détruit une partie des trésors archéologiques classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Après que la ville eut été conquise par l’EI en 2015, l’armée syrienne avait réussi à la reprendre en mars 2016… avant de la perdre une seconde fois aux mains de l’EI en décembre 2016. Il faudra attendre mars 2017 pour que la cité soit définitivement reprise par le régime syrien, aidé de l’allié russe.

L’effondrement

Le 10 juillet 2017, la ville irakienne de Mossoul est libérée à l’issue d’une offensive de neuf mois des forces fédérales soutenues par la coalition. Le 17 octobre 2017, l’EI perd sa « capitale syrienne », Raqa, qui passe sous le contrôle des Forces démocratiques syriennes. Le 9 décembre de la même année, l’Irak proclame la victoire sur l’EI. En Syrie, le régime reprend peu à peu presque tout le territoire perdu aux mains de l’EI pendant l’année 2018.

La disparition

Aujourd’hui, quelques centaines de djihadistes sont désormais retranchés dans une poignée de hameaux au sud de Hajine, dans la vallée de l’Euphrate, dans l’est de la Syrie. Le territoire de l’EI ne cesse de rétrécir, mais l’organisation conserve une force de frappe. Le 15 janvier 2018, un double attentat suicide fait plus de 30 morts dans le centre de Bagdad. L’EI a depuis revendiqué plusieurs attentats meurtriers en Irak. En Syrie, les djihadistes de l’EI ont visé les troupes américaines de la coalition pas plus tard que le 16 janvier dernier.

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