Témoignage  Affaire Claude Jutra

Une longue lettre à moi-même... et à Jean

L’affaire Jutra m’aura cette semaine fait souffrir comme il y a longtemps que j’avais souffert.

J’aimerais bien commencer par le début, mais j’ignore où est ce « début ». Alors, mon premier souvenir, le voilà : 

« Viens dans ma chambre, je vais te montrer à jouer aux échecs. » Mais, une fois dans sa chambre, on a tout de suite commencé un autre jeu…C’était très « anodin ». Il me montre son pénis, demande que je lui montre ma vulve, me propose de trouver des « noms drôles » pour ce genre de « choses ».

Ah ! J’oubliais un détail important : j’ai 5 ou 6 ans, je viens de commencer ma première année ou je la commencerai sous peu. Pardonnez-moi ce flou, mais j’ai perdu la mémoire sur de bien grands pans de mon enfance et j’en suis fort aise. Autre détail important : nous devons, bien sûr, garder le secret sur tout ça ! N’est-ce pas merveilleux, moi si petite, si ronde. Moi, dont on dit qu’elle n’est pas très jolie et quelque peu idiote, j’ai un secret ! Un grand secret et, en prime, on me prodigue de l’affection. Je crois rêver !

Puis, peu à peu, le rêve devient une dure réalité. Les jeux prennent un autre tournant et à mesure que je grandis, je vois bien que les autres petites filles de mon âge n’ont pas ce genre de « tiroir dérobé ». Les autres petites filles de mon âge ne font pas constamment de terribles crises d’asthme parce qu’elles étouffent d’un trop lourd secret. Elles ne cherchent pas tout le temps des endroits à crécher, chez des amies ou ailleurs, pour ne pas rentrer à la maison, là où l’agresseur pourrait l’attendre. (À la question s’agit-il de votre papa, la réponse est non).

Ça a duré jusqu’à mes 16 ans environ, puis, après un dernier « événement » à mes 17 ans, tout s’est arrêté. J’avais perdu la fraîcheur de mon enfance.

Sauf que je n’ai jamais eu de « fraîcheur de mon enfance », j’avais peur de tout, je vivais dans un monde imaginaire, où tout ça n’existait pas et, en même temps, je voulais que tout ça existe. C’était le seul endroit où on m’aimait. Le seul…

Autant de bonheur, de souffrance, de peine et de secrets. Tant de choses dans une si toute petite tête d’enfant.

Bien sûr, dans ma famille, avec qui j’ai coupé les ponts depuis très longtemps, on vous dira que je suis fabulatrice, un petit peu menteuse et toujours aussi idiote. J’ai quitté depuis longtemps l’unité familiale proche et élargie. C’est mieux comme ça, surtout pour la famille, parce que « comme ça », on n’est pas obligé de faire face à la vérité. On n’est pas obligé de s’avouer : « j’le savais et je n’ai rien fait ».

C’est mieux comme ça. C’est ce qu’on vous dira.

Aujourd’hui, mon agresseur vit dans une belle maison, conduit une grosse voiture et est reçu à toutes les tables de ma parenté. Perso, je vis seule, simplement, pas pauvre, mais pas riche, les fins de mois difficiles sont une accoutumance. J’ai eu deux enfants. Ils sont maintenant adultes, nos relations ont parfois été très périlleuses, mais tout va bien maintenant. L’abcès a été crevé il y a fort longtemps. Ç’a été difficile et ardu, mais nous y avons survécu. J’ai survécu.

« Vous ne l’avez pas dénoncé ? »

Non, et je ne le ferai probablement pas, jamais. J’ai trop souffert et je souffre encore trop souvent de mon enfance volée, de tous ces mensonges, de tout ce gâchis. J’ai trop mal chaque fois qu’une histoire, comme celle de Jutra cette semaine, remonte à la surface. Quand je vois des dizaines de personnes – supposément instruites, allumées, ouvertes aux autres, assoiffées de vérité, grands bonzes de la culture et de l’esprit –, quand je les vois, ces bien-pensants, faire le procès de Jean, mettre en doute son histoire, quand je les entends dire « Séparons l’homme de l’œuvre, n’oublions pas le génie de Jutra », quand je les vois, j’ai une telle nausée !

Ne mettez jamais le courage de Jean en doute ni son histoire. Je peux vous assurer qu’il faut une grande dose de courage pour ne pas finir au bout d’une corde ou d’un fusil. Il faut une incroyable dose de courage pour continuer à avancer, petit pas à petit pas. Il faut une incommensurable dose de courage pour se regarder dans un miroir chaque matin et apprendre à s’aimer malgré tout. Ne mettez jamais son courage en doute, ne l’oubliez jamais.

Je t’aime, Jean, parce que « je connais » ton histoire et ton courage.

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