Chronique

Les pros contre les Boys

Ils sont professeurs. Pharmaciens. Mécaniciens en aviation. Employés en construction. Gestionnaires en ressources humaines.

Mais ce soir, au centre sportif de Terrebonne, ils sont les All-Blacks. Des joueurs amateurs de flag football (football drapeau, selon l’Office québécois de la langue française) qui s’apprêtent à disputer les 60 minutes les plus importantes de leur saison. Une partie éliminatoire contre des pros. Des vrais. Des joueurs des Alouettes, de la Ligue canadienne et quelques anciennes gloires du football universitaire. 

Dans le vestiaire des All-Blacks, Jaydan Melrose est fébrile. Ce soir, il est assigné à la couverture de Benoit Groulx, quart légendaire du Rouge et Or de l’Université Laval, deux fois gagnant de la Coupe Vanier et joueur de l’année au pays en 2008. Une grosse tâche pour un gars qui a commencé à jouer au football… l’année dernière ! « Je ne suis pas un joueur de football dans la vie. Je viens d’apprendre à jouer. Il y a deux ans, si tu m’avais dit que j’affronterais une légende du football universitaire, j’aurais ri ! »

Autour de lui, ses chums se préparent. Ils enduisent leurs jambes de Myoflex et enfilent leur maillot noir. Les gars – la plupart dans la vingtaine – sont d’excellente humeur, mais aussi un peu nerveux. Ils ont terminé devant les pros au classement général. La pression est sur eux ce soir.

Quelques-uns ont l’expérience de gros matchs. Ils ont évolué au niveau collégial avec Lionel-Groulx. C’est le cas de Sébastien Morin.

– Est-ce que c’est compétitif ici ?

– C’est TRÈS compétitif (rires) ! On veut gagner. Si on perd, on est déçus, que ce soit contre des amateurs ou des pros.

– Est-ce qu’il y a une motivation supplémentaire à jouer contre des pros ?

– Clairement ! L’orgueil entre en jeu. Savoir qu’on est capables de rivaliser avec eux, c’est bon pour notre estime.

Son coéquipier Samuel Lachance renchérit. « Juste le fait que les pros soient ici, ça montre le niveau de talent dans la ligue. Ce sont des gros gars, mais on est capables de les affronter. Et puis, c’est le fun de dire à nos chums qu’on joue contre des gars de la Ligue canadienne. »

Les gars sont sur le point de sortir pour l’échauffement lorsque je leur pose une dernière question. Vous sentez-vous comme les Boys, dans le film du même nom ? Tous éclatent de rire. Une voix s’élève au-dessus des autres.

« Come on ! Il y a plus de sérieux et de talent ici ! »

***

À une dizaine de mètres du vestiaire des amateurs, les pros se préparent. Ils ne passent pas inaperçus. Martin Bédard, des Alouettes, mesure 1,90 m. Julian Feoli-Gudino porte des vêtements du Rouge et Noir d’Ottawa. Frédéric Plesius, des Blue Bombers de Winnipeg, a des épaules d’haltérophile. Félix Faubert-Lussier (Alouettes), Ismaël Bamba (ex-Alouettes) et Joash Gesse (ex-LCF) ont aussi joué pour les bien-nommés Hall of Famers cette saison.

Un gros concentré de talent. Malgré tout, les pros ont gagné autant de matchs qu’ils en ont perdu. Ils sont les négligés ce soir. 

Tout cela est un peu irréel…

Pourquoi tant de professionnels se déplacent-ils à Terrebonne, un mardi de mars à 22 h, pour y affronter des joueurs du dimanche ?

Martin Bédard, spécialiste des longues remises chez les Alouettes : « La saison morte est longue. Être ici, c’est une bonne façon de me remettre dans le bain. Le flag me permet de jouer au football sans que ça brasse trop. Et puis, avant, j’étais ailier rapproché. Ça me replonge un peu dans l’action, dans ce que je faisais avant. C’est le fun. »

– Te fais-tu demander des photos, des autographes ?

– Non. Je ne dis à personne que je joue pour les Alouettes.

Je lui confirme que dans l’autre vestiaire, les amateurs savent très bien qu’il joue pour les Alouettes. Ça le fait sourire.

« Le fait que je suis pro, ce n’est pas vraiment un facteur. Ici, je joue sans équipement. En défense, je ne peux pas rentrer dans le tas. Il faut que j’enlève le flag. C’est mon point faible (rires). »

« C’est vrai que c’est très compétitif. Je ne jouerais pas si c’était des massacres toutes les semaines. Mais ça reste récréatif. C’est rare que je vais courir à pleine vitesse. Je viens ici pour bouger, pour faire mon cardio. Je ne me mets pas de pression. Je m’amuse. »

Le quart Benoit Groulx a fondé les Hall of Famers il y a deux ans. Il l’a fait pour le plaisir de jouer avec plusieurs amis d’enfance. Il avoue toutefois ressentir un peu de pression lorsqu’il affronte des amateurs.

« On a tous joué pour des équipes qui ne perdaient pas souvent. Et là, j’ai connu plus de défaites cette année que pendant toute ma carrière universitaire (rires). Mais ce n’est pas la même game non plus. Si Martin [Bédard] avait un casque et des épaulettes, je pense que le résultat serait différent. On est ici pour avoir du fun entre boys. »

Félix Faubert-Lussier, qui a joué avec les Hall of Famers plus tôt cet hiver, s’amuse de la situation. « Je sais que des gars rentrent chez eux le soir et sont contents de pouvoir dire qu’ils ont arrêté un receveur des Alouettes. Tant mieux pour eux autres. Moi, je fais mon cardio. Eux peuvent se flatter la bedaine ! »

***

Il est 21 h 55. Trois matchs viennent de prendre fin. Une partie entre filles, deux entre groupes mixtes.

Au total, la ligue Flag Football Terrebonne (FFT) compte 71 équipes, réparties dans sept catégories. Tout est organisé au quart de tour. Les statistiques individuelles sont compilées et publiées sur le site web. Chaque joueur peut suivre son évolution de saison en saison. Un dirigeant de la FFT, Patrice Blouin, rédige même des rapports de dépistage en vue des matchs.

Je demande aux amateurs des All-Blacks s’ils les lisent. Ils me regardent comme si j’étais un extraterrestre. « Évidemment ! »

« Quand on nous prédit une défaite, ça met une petite pression de plus », explique Justin Melrose (le frère de Jaydan), joueur défensif de l’année en première division.

Une petite industrie du flag football est en train de naître dans la région de Montréal. D’autres ligues proposent des articles et des statistiques sur le web. Le circuit FlagPlus Football a récemment diffusé une partie avec description sur YouTube. Ce circuit propose aussi des balados pour promouvoir ses rencontres.

Comme une petite Ligue canadienne.

***

22 h. Le match commence enfin. « Je pense que les All-Blacks vont gagner », me chuchote Patrice Blouin sur les lignes de côté.

Sauf que le quart Benoit Groulx, 34 ans, est dans sa forme des beaux jours. Jaydan Melrose a beau lui mettre de la pression, l’ancienne vedette du Rouge et Or trouve ses receveurs presque à chaque jeu. Et, contre toute attente, la défense des pros tient le coup.

À la demie, les Hall of Famers mènent 19-0.

Malgré le pointage, les All-Blacks ne désespèrent pas. Peu à peu, ils réduisent l’écart à deux touchés. Puis, ils interceptent une passe de Benoit Groulx. Les gars crient et multiplient les accolades. L’espoir renaît. 

Mais c’est trop peu trop tard. Le temps leur manquera.

Résultat final : All-Blacks 19, Hall of Famers 31.

La saison des amateurs a pris fin ce soir. Les gars sont déçus. Leurs proches descendent des gradins pour les retrouver sur le terrain. Quelqu’un a apporté des cupcakes. Ça aide à digérer la défaite. Les sourires reviennent.

À 50 mètres de là, dans l’autre zone, les pros improvisent quelques pas de danse. Je traverse le terrain pour aller les saluer et les féliciter. Martin Bédard, des Alouettes, fait la moitié du chemin vers moi. 

– Et puis, l’honneur des pros est sauf ?

– Oui, on peut dire ça. Notre honneur est sauf. Jusqu’au prochain match !

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