Chronique

Les voisins du dessous

Olé ! C’est la fiesta dans le penthouse. L’alcool et le pétrole coulent à flots, on s’offre des cadeaux suremballés à longueur d’année et on se gave d’animaux morts à chaque repas. Pas du mauvais monde pour autant, même du bon monde ordinaire dans une époque extraordinaire. On parle fort, sur tous les tons, on se garroche de l’opinion à l’emporte-pièce et on s’emporte pour un rien. On a de bonnes idées aussi, et de bonnes intentions pour sauver la planète, mais on est mous, gras dur et apathiques comme des bêtes repues, gavées. Peut-être pour ça qu’on déprime, qu’on gobe des tonnes d’antidépresseurs et qu’on se suicide 10 fois plus que les voisins du dessous.

On leur balance nos déchets sur le crâne, on leur pile sur la tête, on les snobe ou les ignore, mais ils nous idéalisent encore. De moins en moins, mais encore. La cour commune croule sous nos détritus, sous les miettes de notre abondance. Ils s’en accommodaient, avant. Mais ils ne veulent plus de nos cartons souillés, désormais irrécupérables, et nos anciennes colonies rechignent à nous laisser piller leurs ressources naturelles en échange de dégâts humanitaires.

Décidément, l’Occident du dessus perd de son ascendant sur le tiers-monde du dessous. Sur le quart-monde aussi. Sur tout le monde finalement.

L’Afrique s’éveille, l’Asie se redresse et l’Inde se lève. L’explosion démographique des puissances émergentes n’a d’égale que son appétit de croissance économique. Les voisins du dessus risquent de se faire bouter de leur piédestal sous peu. Les exploités d’hier seront les dirigeants de demain, n’en déplaise à Justin, Emmanuel ou Donald. Mais ce n’est pas d’économie ou de répartition des forces dans la géopolitique du triplex qu’il est question ici, mais du bordel dans la cour. Et du ménage qui ne se fera pas.

Sont loin d’être cons, les voisins du dessous. Ils voient bien comment nos politiciens magouillent, tergiversent, se pavanent à la COP-ceci et aux états généraux du cela, prennent des engagements sur des décennies du haut de leurs mandats de quatre ou cinq ans, signent des accords à l’encre verte avant de retourner leur veste pour défendre les pétrolières, les multinationales et autres fleurons subventionnés. Et on pérore sur l’importance de garder la Chine à la table des négociations, et on se félicite de voir l’Inde remettre en question l’utilisation massive de pesticides, et on espère que les pressions sociales empêcheront le gouvernement Bolsonaro de sacrifier la forêt amazonienne.

On serait fous de croire que les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, tous ceux et celles qui nous ont vus nous goinfrer et jouir d’une opulence vulgaire s’en priveront leur tour venu. D’accord, la planète ne pourra pas survivre à la demande croissante, toujours croissante, croissante à tout prix. Raison de plus, ils doivent en profiter avant que ça fonde, avant que ça sèche, avant que ça craque de partout. De quel droit leur enlèverait-on celui de se vautrer dans l’abondance comme nous ?

« Non, vous ne pouvez pas conduire de gros pick-up, car les nôtres polluent déjà trop ; non, vous ne pouvez pas acheter massivement et tout jeter comme nous, car les dépotoirs débordent déjà ; non, vous ne pouvez pas vous endetter pour consommer comme nous, car l’économie ne le supporterait pas. Soyez sages, comme nous n’avons jamais accepté de l’être… » Fiers défenseurs de l’autodétermination des peuples et du libre marché, soyons conséquents ; on doit respecter leur droit inaliénable à détruire la planète, à polluer l’air, la terre et l’eau comme nous nous acharnons à le faire nous-mêmes.

La culpabilisation des individus sert la déresponsabilisation des gouvernements et des entreprises. Pour réduire l’impact catastrophique de nos modes de vie, faudra des lois sévères, de fortes mesures pour inciter au changement et une solide volonté politique internationale. Le Canada serait un leader en la matière ? Lol.

Avant d’exiger de nos nouveaux alliés et de nos éternels adversaires économiques une soumission à des contraintes environnementales que nous avons sciemment ignorées ou violées des décennies durant, faudrait faire le ménage dans nos propres pratiques et remplir nos engagements.

Loin d’avoir atteint ceux de Kyoto, nous nous éloignons de ceux de Paris à grande vitesse : le plus récent rapport du gouvernement fédéral nous apprend que nous avons déjà 66 mégatonnes de gaz à effet de serre de retard sur nos belles promesses. Oui, 66 000 000 de tonnes de GES sous la cible, seulement pour le vert Canada de Justin Trudeau. À leur échelle, démesurée, les puissances émergentes ne feront pas mieux que nous, et nous ne pourrons absolument rien leur reprocher. On ne peut faire la morale à des affamés lorsqu’on a la bouche pleine.

Ne perdons pas de temps en fausses promesses et belles intentions, préparons plutôt notre déménagement vers les paliers du bas, et souhaitons que les milliards de nouveaux consommateurs du dessus n’enterrent pas nos enfants sous leurs déchets.

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