Cavale sanglante

« ce n’est pas normal de l’ avoir laissé dehors »

Sa mère n’en pouvait plus. Elle voulait le faire interner, mais personne ne voulait le garder. Dans la nuit de dimanche à lundi, un jeune colosse atteint de graves problèmes mentaux s’est lancé dans une course sanglante à Pointe-aux-Trembles, laissant dans son sillage deux morts, dont une mère de famille, ainsi qu’un blessé. D’autres personnes qui ont croisé sa route s’en sont sorties de justesse. Pouvait-on prévenir une telle explosion de violence ? Un dossier de Vincent Larouche

course sanglante

Sur les traces du forcené

Frédérick Gingras, 21 ans, s’est déplacé frénétiquement d’un endroit à l’autre dans sa course infernale. Il a ouvert le feu sur plusieurs personnes, qu’il ne connaissait pas dans la plupart des cas. Retour sur une nuit d’une rare violence.

Course sanglante

« Il n’y a pas de place pour ce monde-là »

« Il devrait être en institution depuis longtemps. Ce n’est pas normal de l’avoir laissé dehors. »

La mère de Frédérick Gingras essuie une larme. Assise sur le divan dans son logement de Repentigny, avec la télévision en arrière-plan qui passe en boucle les images du drame causé par son fils, elle serre les lèvres. Et retient ses sanglots.

« Je me suis occupée de lui toute ma vie ! Ça fait quatre ans que ça dure : psychose par-dessus psychose. Je suis fatiguée, démolie », dit-elle. Le père de son enfant est mort il y a longtemps. Elle l’a élevé seule pour la majeure partie de sa vie. « Toute seule ! »

« Je n’ai jamais eu d’aide pour Frédérick. Mais j’ai payé, par exemple. Des tickets, des centres de ci et de ça… J’ai tout fait, tout vu les spécialistes. »

— La mère de Frédérick Gingras

Si elle a accepté d’accorder une entrevue à La Presse, c’est pour marteler deux points en ce matin tragique. D’abord, son fils n’est pas un criminel, mais un malade, insiste-t-elle. « Tout le monde le sait qu’il est malade. Les policiers ici le savent ! »

Mais surtout, elle tient à souligner à quel point les familles sont laissées à elles-mêmes dans ce genre de situation. Son fils écrivait des lettres au diable, disait lui avoir vendu son âme. Elle voulait qu’il soit interné, en prison ou dans un établissement de soins. Mais personne n’a voulu le garder.

« Il n’y a pas de place, ç’a l’air. Pas de place pour ce monde-là. Il n’y a rien, fuck all. Ils les poussent tous dehors ! », rage-t-elle.

Arrêté puis libéré

À la fin du mois d’octobre, son fils a été arrêté pour l’avoir frappée. Le grand gaillard de plus de 6 pi et 240 lb croyait encore avoir vu le diable. La Direction des poursuites criminelles et pénales s’est opposée à sa remise en liberté. Il a été évalué à l’hôpital, a séjourné brièvement à la prison de Saint-Jérôme.

Le 14 novembre, il a plaidé coupable et écopé d’une peine d’un jour de détention à purger, ainsi que d’une probation de trois ans assortie de conditions liées à sa thérapie.

Sa mère n’était pas d’accord pour qu’il retourne en société, lui qui multipliait les arrestations pour toutes sortes de petits débordements.

« J’en veux au juge qui l’a relâché. Il n’aurait pas dû le libérer, quand ça fait sept ou huit fois. Quand tu es rendu que tu frappes ta mère… »

— La mère de Frédérick Gingras

Après avoir habité au centre de désintoxication Nouvelle Vie, menacé de fermeture par manque de fonds, puis à l’hôpital Le Gardeur, puis chez sa mère, Frédérick Gingras vivait maintenant dans un refuge montréalais pour personnes en difficultés.

Sa mère croit qu’il n’a pas eu sa dernière injection de médicament antipsychotique. Déjà, la dose avait été diminuée, croit-elle. Elle a du mal à avoir des détails, car le dossier d’un adulte est confidentiel. Elle ne sait même pas précisément quel est le diagnostic de son enfant.

Jointe au téléphone par La Presse hier, la psychiatre de Frédérick Gingras, la Dre Carmen Lalanda, a expliqué que le secret professionnel l’empêche d’expliquer le traitement. « Vous savez qu’en aucun cas je ne peux discuter du cas d’un de mes patients », a-t-elle dit.

Dimanche soir, Frédérick Gingras a visité sa grand-mère. Puis sa tante l’a conduit à une station de métro. Elle a appelé sa sœur pour dire qu’il ne « filait pas ». Hier matin, la nouvelle a frappé la famille de plein fouet. L’horreur. Ils ne pouvaient arrêter de penser aux victimes.

« Ils ont déployé 100 policiers ce matin, on n’aurait pas pu déployer d’autre monde avant pour m’aider ? », se demande la mère en secouant la tête.

Manque criant de ressources

Me Patricia Vendrame Ethier, l’avocate qui a représenté Frédérick Gingras à son dernier passage au palais de justice de Joliette, n’a pas voulu commenter son dossier hier soir. Mais elle ne peut s’empêcher de souligner les conditions dans lesquelles elle et ses confrères de l’aide juridique travaillent dans la région.

« Le manque de ressources en santé mentale est criant dans les palais de justice. Nous, à Joliette, nous n’avons pas de tribunal en santé mentale. On nous avait annoncé qu’on en aurait peut-être un, mais il se fait toujours attendre », déplore-t-elle.

« Des ressources d’hébergement ou pour outiller les gens avec des dépendances à l’alcool ou la drogue, on n’a pas ce qu’il faut. Comme avocats, on fait ce qu’on peut. »

— Me Patricia Vendrame Ethier, qui a représenté Frédérick Gingras

Au bureau du ministre de la Santé Gaétan Barrette, on restait prudent, hier.

« Évidemment, nous offrons toutes nos sympathies aux familles des victimes et nous avons aussi beaucoup d’empathie pour la mère du suspect, qui vit certainement des moments difficiles », a déclaré l’attachée de presse Julie White.

« Mais on ne peut pas commenter le dossier d’un suspect alors que nous n’avons pas toute l’information. Une enquête policière est en cours, nous allons laisser les policiers faire la lumière sur les circonstances de l’événement », a affirmé la porte-parole.

— Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse

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