Agriculture

Le banquier
dans les vignes

C’était en 1981. Un mauvais hiver dans la vie de Léon Courville qui, pour faire tourner le vent, venait de louer un chalet à Sutton pour passer du temps avec ses deux enfants. 

Manque de chance, ç’a été aussi un mauvais hiver pour le ski au Québec. Le prof de HEC ne savait plus trop quoi faire avec les petits. Il les a mis dans l’auto pour une balade à la campagne qui avait pour but de le divertir lui plus qu’eux. 

Et puis, la route l’a mené sur le bon chemin, celui où il y avait une pancarte À vendre un peu bancale devant cette propriété qui l’était tout autant. 

« C’était l’année après le référendum. Les Anglais quittaient le Québec, se rappelle Léon Courville. Je n’avais pas d’argent, j’ai fait une offre qui n’avait pas d’allure. » 

Évidemment, l’offre du banquier a été acceptée.

Léon Courville, ancien prof et ancien président de la Banque Nationale, raconte l’anecdote sur sa propriété qui, 36 ans plus tard, n’a plus rien de bancal. Le Domaine Les Bromes est certainement l’un des plus beaux vignobles du Québec, avec vue sur le lac Brome pas très loin.

Au moment de cet achat impulsif, Léon Courville n’aurait jamais cru en arriver là. Il était déjà, alors, un furieux amateur de vin. Mais cette terre, il l’avait achetée pour « bûcher du bois », ce qu’il fait toujours à 71 ans, pour se détendre. « Je voulais vivre au rythme de la nature. Je voulais faire quelque chose de mes mains. C’est très gratifiant de voir ta corde de bois qui grossit. » 

Les choses ne se sont pas arrêtées à la corde de bois…

Il y a d’abord eu le sirop d’érable. Puis, le vin. « C’est un ami qui m’a dit que je devrais essayer de faire du vin », confie Léon Courville, qui a trouvé l’idée intéressante.

« Avant que je plante de la vigne, je me suis acheté un ski-doo. J’ai fait des pistes pour faire du ski de fond. J’ai fait de la raquette. Je me suis acheté une fournaise à bois. » 

— Léon Courville, vigneron

Et il a fini par la planter, cette vigne.

Le Domaine Les Bromes a produit 80 000 bouteilles l’année dernière. La moitié vendue au vignoble. Autour de 20 000 personnes s’y rendent, surtout l’été où l’on peut y prendre l’apéro sur la terrasse. Sans planter davantage, le vigneron aimerait augmenter son rendement à l’hectare pour faire 100 000 bouteilles.

Ensuite, on verra si on replante pour augmenter la taille de l’entreprise. Courville hésite. Il veut d’abord travailler la qualité des vins. Peut-être se concentrer davantage sur moins de cépages ; laisser tomber ce chardonnay tannant que les Québécois aiment tant, mais qui lui donne du fil à retorde, mais continuer de faire de nouveaux produits. 

Le Domaine Les Bromes vient tout juste de lancer ses premières bulles, un vin particulièrement sec qui ne contient que 5 à 6 grammes de sucre résiduel plutôt qu’une douzaine.

« J’aime mieux quand c’est sec, vif, tranche-t-il. Il faut que le vin ait la personnalité du gars qui le vend. » Mais apparemment, il n’est pas que sec, ce mousseux, puisque le vigneron lui confère un côté très brioche. « C’est comme quand tu rentres dans une pâtisserie », dit-il.

La faute à l’enthousiasme

« Chaque année, je chicane Léon parce qu’on a trop de produits », relate Anne-Marie Lemire, sa partenaire d’affaires et de vie.

Comment expliquer cet enthousiasme des gens d’affaires qui fait que leurs entreprises agricoles restent rarement petites ?

« À un moment donné, tu as fait ton argent. Tu as ta sécurité. Ce qui t’intéresse, c’est la créativité, explique Anne-Marie Lemire. On s’emballe vite avec la créativité. Quand tu as occupé de gros postes, ta créativité, c’est de regarder des chiffres ou faire des coupures. C’est quand même assez restreint. Ici, on a la liberté de faire ce qu’on veut. Alors, on s’emballe. On devient plus gros, car il y a toujours quelque chose à faire. Je pense que c’est beaucoup cet enthousiasme de pouvoir tout à coup créer des choses nouvelles et d’avoir l’impression que, personnellement, tu peux apporter quelque chose, laisser quelque chose. »

Léon Courville acquiesce. « Je suis un gars de projets. D’ailleurs, je ne peux pas mourir avant l’an 3000 parce que j’ai des projets jusque-là. À peu près. »

Bonne nouvelle : le vignoble est rentable cette année, pour la première fois. Sachant que le premier vin du Domaine a été fait en 2003 et vendu deux ans plus tard, c’est un peu long pour atteindre la rentabilité. Surtout pour un ex-banquier… 

« Je ne me serais jamais prêté d’argent ! lance Courville. Aucun banquier n’aurait prêté pour un projet comme ça. Ça prend 15 ans ou 18 ans avant que ça soit rentable. Mais j’ai fait exprès. On a fait des expériences. On abandonne des cépages, on change nos méthodes culturales. Je m’obstine sur certaines choses. » 

Est-ce que vous rêviez d’être entrepreneur, M. Courville ?

« Je l’étais et je ne le savais pas. Ma vie s’est passée à l’envers. J’aurais dû commencer comme entrepreneur, continuer comme banquier et finir professeur d’université. C’est l’inverse que j’ai fait. »

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