Chronique

L’habileté
de Thomas Bach

Les sanctions imposées à la Russie, après la tricherie commise durant les Jeux de Sotchi, sont sévères. Mais compte tenu du diabolique système mis en place en 2014, qui pouvait certainement justifier son exclusion pleine et entière des prochains Jeux d’hiver, le pays de Vladimir Poutine ne perd pas tout. Cela permettra sans doute d’éviter une crise qui aurait ébranlé l’olympisme jusque dans ses fondements.

Bien sûr, les athlètes russes seront déçus et choqués de ne pas concourir sous leurs couleurs à PyeongChang, en février prochain. S’ils remportent une médaille d’or, que ce soit à titre individuel ou en sport d’équipe, ils n’entendront pas leur hymne national retentir dans le ciel sud-coréen et ne verront pas leur drapeau flotter au sommet du mât. Mais l’essentiel est préservé : ceux qui respectent les règles antidopage seront du rendez-vous.

Le CIO aura même la délicatesse de ne pas les identifier comme « athlètes indépendants », mais plutôt comme « athlètes olympiques de Russie ». Le nom du pays n’est donc pas rayé de ces Jeux. C’est un symbole, certes, mais qui en dit long sur les habiletés politiques de Thomas Bach, le président du Comité international olympique (CIO).

La punition aurait été beaucoup plus forte si la Russie avait été complètement bannie de ces Jeux. Mais ce scénario impitoyable n’avait aucune chance de se concrétiser.

D’abord, dans l’esprit de M. Bach, priver un athlète « propre » d’une participation aux Jeux est inadmissible, peu importe les gestes commis par les autorités de son pays. Cela s’explique par son propre passé de sportif. En 1980, il était le porte-parole d’un groupe d’athlètes ouest-allemands qui se sont battus sans succès contre la décision de leur gouvernement de boycotter les Jeux de Moscou. Ils ont ressenti le tout comme une profonde injustice.

Ensuite, M. Bach ne souhaitait sûrement pas exacerber les vives tensions entre le CIO et la Russie. On compte même sur l’influence de son gouvernement pour sensibiliser la Corée du Nord à baisser le ton durant les Jeux de PyeongChang, dans l’espoir qu’ils se déroulent dans une relative sérénité.

M. Bach devait donc trouver une manière de sévir contre la Russie, qui serait à la fois assez forte pour préserver la crédibilité du CIO tout en évitant d’humilier complètement ce pays important. Voilà un numéro d’équilibrisme difficile à réussir, d’autant plus que la Russie compte plusieurs alliés au sein du mouvement olympique.

Résultat, si le pouvoir politique russe est montré du doigt dans l’immense conspiration des Jeux de Sotchi, le blâme ne va pas au-delà du ministère des Sports, alors dirigé par Vitaly Moutko et son adjoint Youri Nagornykh. Les deux hommes sont désormais bannis des Jeux olympiques, mais le Kremlin et M. Poutine sont hors de cause.

Comment la Russie réagira-t-elle à ces sanctions ? Elle a récemment menacé de boycotter les Jeux de PyeongChang si une sentence semblable à celle annoncée hier se matérialisait. « Je ne vois aucune raison pour un boycottage, a dit M. Bach. Nous permettons aux athlètes russes propres de participer aux Jeux. Ils pourront construire un pont vers un sport plus propre plutôt que d’ériger un nouveau mur entre la Russie et le mouvement olympique. »

M. Bach a sans doute été encouragé par l’attitude d’Alexander Zhukov, président du Comité olympique russe, qui a pris la parole durant la réunion de la commission exécutive du CIO, hier. « Il s’est excusé », a dit M. Bach, tout en refusant de dévoiler la nature exacte des regrets exprimés. Cette question est importante, puisque l’Agence mondiale antidopage a exigé que les Russes admettent leur faute, ce qu’ils se sont toujours refusés à faire.

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Les craintes que le CIO s’effondre devant le rouleau compresseur russe et se contente d’une sanction légère ne se sont pas matérialisées. Au début de l’automne, des informations ont circulé selon lesquelles une amende pourrait constituer la seule punition à la Russie. Elle devra en effet verser une compensation de 15 millions US au CIO, mais ce n’est heureusement pas la seule punition.

Pourtant, lorsque l’affaire a éclaté, en mai 2016, on a senti beaucoup de résistance de la part du CIO à accepter le récit de Grigory Rodchenkov, directeur du Laboratoire antidopage des Jeux de Sotchi. Les faits étaient si ahurissants qu’ils défiaient l’imagination. M. Bach a indiqué qu’il s’agirait d’une « attaque sans précédent contre les Jeux olympiques » si les allégations étaient prouvées, mais n’a pas paru empressé d’aller au fond des choses.

Avec le recul, reconnaissons qu’il a choisi la bonne option. En créant deux commissions internes, chargées d’enquêter à partir des conclusions impitoyables de l’avocat torontois Richard McLaren, le CIO a lui-même constaté l’ampleur de la tricherie russe.

Des tests déjà effectués par le groupe de M. McLaren ont été répétés – oui, il était possible d’ouvrir et de refermer les flacons d’urine pourtant réputés d’une sécurité absolue –, des témoins ont été entendus, les Russes ont offert leur version des faits et des documents compromettants ont été examinés.

Tout ce travail a validé celui de M. McLaren, en plus d’établir la légitimité de M. Rodchenkov comme témoin. Dès lors, il est devenu impossible pour les Russes de nier leurs responsabilités sans perdre la face une deuxième fois.

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La lutte contre le dopage est un défi sans fin. Nous pouvons être dégoûtés par ce qui s’est produit aux Jeux de Sotchi, mais l’important est que le plan n’a pas fonctionné. Les Russes croyaient avoir conçu un système de tricherie parfait, indétectable à jamais, et ils sont venus près de réussir. Mais les événements les ont finalement rattrapés.

Pour de multiples raisons, le mouvement olympique a perdu beaucoup de crédibilité au cours des dernières années. Et les villes candidates à l’organisation des Jeux sont devenues moins nombreuses. Hier, en sanctionnant pour dopage un pays qui est un acteur de premier plan sur la scène sportive internationale, il a amorcé un nécessaire travail de reconstruction.

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