Chronique

Juges c. Juges

Tandis que les délais s’accumulent aux portes des palais de justice, les juges de la Cour supérieure du Québec se lancent dans une drôle de bataille.

Le 14 octobre, en assemblée générale, ils ont accepté de débourser 1500 $ chacun sur trois ans pour entreprendre un recours contre le gouvernement du Québec qui, d’après eux, gruge petit à petit leur compétence.

Depuis le 1er janvier, la Cour du Québec (dont les juges sont nommés par Québec) a compétence pour entendre tous les litiges civils dans les affaires de moins de 85 000 $. Le plafond était de 70 000 $ depuis 2002. Il a bougé sans cesse depuis la création de la cour, au gré des réformes politiques plus que de l’inflation.

C’est un secret de Polichinelle dans le milieu que les juges de la Cour supérieure (nommés par Ottawa) siégeant en région estiment qu’on leur enlève trop de dossiers. Les affaires de plusieurs millions se retrouvent en général dans les grands centres, et les juges en région siègent essentiellement dans les affaires familiales.

« Dans certaines régions du Québec, la Cour supérieure n’est plus le tribunal de droit commun de première instance, dit le juge en chef Fournier en entrevue téléphonique. Notre objectif est simplement de faire déterminer où ça s’arrête. »

Seuls 8 des 160 juges présents à l’assemblée du 14 octobre ont voté contre la résolution, selon le juge Fournier.

On devine que les 290 juges de la Cour du Québec ne prisent pas tellement l’initiative de leurs collègues, dont certains semblent prendre au sens littéral le mot « supérieur ».

Diplomatiquement, le juge en chef Fournier a donc écrit à son homologue de la Cour du Québec, le 19 octobre, Élizabeth Corte.

La démarche n’est « pas destinée contre la Cour du Québec ou ses juges mais vise à faire respecter une disposition de la Constitution », explique-t-il.

Sachant la question délicate, il « exprime le vœu que l’exercice de ce recours ne vienne pas entacher la cordialité de nos relations ni celle de nos cours respectives ».

Ça, ce n’est pas garanti…

***

Les juges de la Cour supérieure veulent obtenir un « jugement déclaratoire », afin de faire déterminer une fois pour toutes la limite de la compétence de la Cour du Québec.

Il y a évidemment une apparence de partialité dans le processus, puisqu’une requête en jugement déclaratoire doit obligatoirement être entendue… par un juge de la Cour supérieure. Pour contourner le problème, le juge en chef demande à la ministre Stéphanie Vallée de faire un « renvoi » pour soumettre directement la question à la Cour d’appel. Jusqu’ici, ce vœu ne semble pas avoir la moindre chance d’être exaucé.

C’est donc un juge de la Cour supérieure qui devra dire s’il y a une limite constitutionnelle à la compétence financière de la Cour du Québec.

« Nous avons demandé à quatre juges reconnus pour leur compétence en droit public de ne pas prendre part au débat et au vote, et s’il faut en arriver là, l’un de ces quatre juges entendra l’affaire », confie le juge en chef Fournier.

Un avocat est mandaté pour déposer le recours constitutionnel d’ici peu…

***

Sur le plan juridique, la question est loin d’être farfelue. La Loi constitutionnelle de 1867 prévoit que les provinces peuvent créer des tribunaux. Mais elle établit aussi le pouvoir du gouvernement fédéral de nommer les juges des cours « supérieures ». En principe, les tribunaux créés par les provinces ne doivent pas accaparer des compétences des cours supérieures, telles qu’elles existaient en 1867.

Mais en pratique, depuis la fin du XIXe siècle, Québec a sans cesse voulu étendre la compétence de « ses » cours, notamment pour combattre l’inefficacité de la Cour supérieure (l’incapacité des tribunaux à résoudre des litiges simples dans un délai raisonnable remonte en effet à la plus haute Antiquité…).

Cela a donné lieu à des querelles constitutionnelles épiques entre gouvernements et à des articles de doctrine sublimes. Jusqu’où peut-on vraiment laisser les provinces empiéter sur la compétence des cours supérieures ? Leur validité même est contestée…

En Ontario, les juges nommés par la province n’entendent aucune affaire civile. Ils s’occupent d’affaires criminelles et familiales. En Alberta, la Cour provinciale entend les litiges civils de moins de 50 000 $, et des projets entendent faire passer sa compétence à 100 000 $. En Colombie-Britannique, la Cour provinciale n’a en matière civile qu’une division des petites créances qui entend les affaires de moins de 25 000 $.

***

Tout ceci est passionnant pour les juristes, mais dans la vraie vie, on parle de quelques centaines de dossiers à peine. Selon le ministère de la Justice, en faisant passer de 70 000 à 85 000 $ la compétence de la Cour du Québec, c’est à peine 2000 dossiers qui seront retournés à la Cour du Québec – sur un total d’environ 60 000.

« Le seuil n’avait pas bougé depuis 2002, ce n’est qu’un ajustement », dit la juge en chef Corte. En même temps, elle n’est pas du tout surprise, la question est dans l’air depuis des années. Elle refuse de mettre de l’huile sur le feu judiciaire, mais elle note cependant que les délais à la chambre civile de la Cour du Québec varient de quatre à neuf mois, une fois le dossier en état. Très nettement mieux que la Cour supérieure.

« Le nouveau Code de procédure civile a été adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale et il vise une justice plus accessible pour le citoyen, plus simple et moins coûteuse. C’est un message important, je crois. » L’idée même de la Cour du Québec (qui inclut les petites créances), c’est une justice plus rapide, plus accessible.

***

On va donc forcer des avocats du gouvernement à préparer une réponse, mobiliser la cour, puis la Cour d’appel et pourquoi pas la Cour suprême, pour une querelle purement technique. Les juges ont beau payer « leur » recours, c’est autant de temps qui ne sera pas disponible pour régler les vrais problèmes des citoyens.

Et pour obtenir quoi à la fin ? Un morceau de terrain plus grand ? Quand ils se plaignent de ne pas avoir les ressources pour rendre justice avec ce qu’ils ont déjà dans leurs cartons ?

Rien de bon ne sortira de tout ça, ni pour la Cour supérieure, qui livre une bataille corporatiste d’arrière-garde, ni pour ceux qui attendent en ligne pour faire leur procès.

C’est à se demander dans quel univers parallèle ils vivent.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.