Société

Pour en finir avec les milléniaux

On les dit narcissiques, paresseux, infidèles à leur employeur, en quête constante de compliments, accros au numérique… et tueurs en série d’industries. Ils font partie de l’une des générations les plus analysées de l’histoire. Pourtant, peu se reconnaissent dans le portrait qu’on en dresse. Mythe ou réalité, ce qu’on raconte sur les milléniaux ? « Arnaque marketing », croit plutôt un journaliste français qui a lancé récemment un essai dénonçant le « faux concept de génération Y ».

Auteur de Millennial Burn-out, Vincent Cocquebert est journaliste pour différentes publications françaises. Lorsqu’il a pris la barre du magazine web Twenty, « fait par et pour les 16-25 ans », il s’est rendu compte que les jeunes appelés à collaborer au magazine étaient très différents de l’image qu’il s’en faisait.

« Je les imaginais ultra à l’aise avec les nouveaux outils informatiques, très autonomes, avec une volonté de ne pas s’attacher, comme des électrons libres. Je me suis rendu compte à travers leurs témoignages que le tableau qui était dressé par eux-mêmes venait contrecarrer à peu près tous les discours qui étaient martelés. »

— Vincent Cocquebert, auteur de Millennial Burn-out

Dans son essai bien documenté, Vincent Cocquebert, 36 ans, s’attaque à ce qu’il appelle « l’arnaque des générations », à laquelle participe la création du concept de génération Y, une invention qu’il attribue à l’industrie du marketing dans les années 90 et qui a été abondamment reprise par les médias « dans une sorte de démarche ludique ».

Résultat : on a attribué aux jeunes nés entre 1982 et 2000 une série d’étiquettes, parfois contradictoires, dans lesquelles bon nombre d’entre eux ne se reconnaissent pas. « Il y a environ 25 % des milléniaux qui correspondent en tout point à la caricature qui est faite d’eux avec leurs nouvelles envies de ne plus travailler en entreprise, de laisser plus de place à la vie privée, moins au professionnel, admet M. Cocquebert. Mais on va pouvoir tout le temps retrouver, dans des groupes de communauté, des gens qui correspondent à de grands traits d’époque. »

« Il y a quelque chose d’extrêmement bizarre dans le fait de considérer que toutes les personnes qui sont nées dans les années 80 sont identiques, sans tenir compte de plein de facteurs externes qui peuvent influencer une personne et la façon dont elle agit. »

— Judikaela Auffrédou, directrice de la stratégie pour l’agence de publicité Cossette

« Pour les milléniaux, ce qui est encore plus fou, c’est qu’on met dans un même bassin des gens qui vont traverser des moments de début de vie assez critiques parce qu’ils vont passer d’étudiants avec une petite jobine vivant chez leurs parents à des gens qui vont avoir des enfants et une carrière, » ajoute Mme Auffrédou.

Le narcissisme, la quête de soi et la précarité ne sont-ils pas, d’ailleurs, propres à la jeunesse ? « Il faut toujours distinguer les effets d’âge et les effets de génération, souligne le sociologue Jacques Hamel, professeur titulaire à l’Université de Montréal et professeur associé à l’Observatoire Jeunes et Société de l’Institut national de la recherche scientifique. C’est normal d’être dans une situation précaire en emploi quand vous avez 24 ans et que vous êtes dans vos premières semaines au service des entreprises. Ça s’explique par le fait que vous êtes jeune.

« Quand on fait un portrait d’une génération et qu’on a affaire à des jeunes de 18-20 ans, il faudrait les revoir dans 10-15 ans pour voir comment ils se sont débrouillés. »

Pas une cohorte homogène

La façon même dont on aborde le concept de génération de nos jours pose problème, selon le sociologue. Il explique que du point de vue démographique, une nouvelle génération se crée tous les 20 ans, et qu’en sociologie, on peut également définir une génération autour d’un événement marquant, chose qui survient plus rarement de nos jours. « Aujourd’hui, ce qui a changé – c’était le cas dans le passé, mais c’est plus évident aujourd’hui –, c’est qu’il n’y a pas une jeunesse, il y a des jeunes, expose-t-il. C’est aujourd’hui très difficile d’envisager les jeunes comme une génération. »

Ainsi, les milléniaux ne sont pas une cohorte homogène comme veulent nous le faire croire les spécialistes du marketing et Simon Sinek, auteur et conférencier britannique qui se plaît à dresser le portrait de cette génération à grands coups de caricature. Si les membres de la génération Y ont semblé accepter pendant longtemps les étiquettes qu’on leur a accolées, aujourd’hui, leurs voix s’élèvent pour dénoncer les préjugés à leur endroit. On l’a vu l’automne dernier lorsque Hasbro a annoncé la sortie d’une version du jeu Monopoly pour les milléniaux dont les très convoitées cases Promenade et Place du Parc avaient été remplacées par un festival de musique de trois jours et une retraite de méditation.

Ils sont aussi nombreux à se moquer des titres qui, semaine après semaine, accusent les milléniaux d’avoir tué un produit, une industrie ou une habitude. Un internaute a même fait un collage de ces titres publiés dans les journaux.

Propager des stéréotypes à l’égard d’une génération ne devrait pas être plus acceptable que de le faire à l’endroit d’un sexe ou d’une race, plaide Vincent Cocequebert. « Il suffit d’utiliser le filtre générationnel pour pouvoir dire “les milléniaux sont fainéants, infidèles et narcissiques”. Que les boomers sont des libéraux libertaires qui n’ont jamais assumé leurs responsabilités. »

« Il faut prendre conscience qu’on ne peut plus caricaturer personne, ajoute Judikaela Auffrédou. C’est un vrai travail de sortir des chemins de la facilité. C’est de moins en moins le cas en publicité et en marketing, mais il y a quand même un lourd passé de caricature. »

Selon elle, les marques ont tort aujourd’hui de ne cibler leur clientèle qu’en fonction de l’âge. Un avis que partage Vincent Cocquebert. « Aujourd’hui, on peut avoir 60 ans, rouler en trottinette dans les rues des grandes métropoles, manger du quinoa, passer ses soirées sur Netflix et ses week-ends dans un Airbnb, ce qui ressemble en tout point, finalement, à la caricature du millénial. »

Les milléniaux sont-ils… ?

Individualistes

« Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas individualistes, affirme le sociologue Jacques Hamel. Ils sont le fruit d’un processus social auquel les sociologues s’intéressent depuis au moins 30 ans, qui s’appelle l’individualisation. La distinction est importante. L’individualisation, ce n’est pas être individualiste au sens d’être égoïste et sans cœur envers les autres. C’est vouloir se créer par soi-même, penser qu’on peut se définir comme individu en échappant aux institutions sociales. »

Infidèles à leur employeur

Selon un sondage Léger-Alia Conseil-Les Affaires, réalisé en 2016, 88 % des jeunes de 18-34 ans ne se considèrent pas comme infidèles à leur employeur actuel. Or, la moitié d’entre eux reconnaissent envisager « sérieusement » de changer d’emploi au cours des cinq prochaines années. « Pour avoir fait encore récemment des entrevues sur le sujet, on a affaire à des jeunes très lucides qui voient très bien que les entreprises ne sont pas loyales envers eux non plus », relativise Jacques Hamel.

Natifs du numérique

Selon l’étude « The myths of the digital native and the multitasker », publiée en 2017 par les chercheurs américains Paul A. Kirschner et Pedro De Bruyckere, les étudiants observés, tous nés après 1984, n’avaient pas de connaissances profondes en technologie : celles-ci se limitaient généralement à la maîtrise des suites bureautiques de base, au courriel, à Facebook et aux recherches sur le web. Ils ajoutent que la maîtrise du multitâche n’existe pas.

« Tueurs en série »

On accuse les milléniaux d’avoir tué l’industrie du golf, celle du diamant… et celle de la boîte de thon, parce qu’on le sait, les milléniaux ne possèdent pas d’ouvre-boîte. « Ce sont souvent des entreprises qui ont une vision très XXe siècle du consommateur, note le journaliste Vincent Cocquebert. Ils ne comprennent pas pourquoi ils sont face à des individus qui vont peut-être consommer leur marque à 25 ans, mais pas à 60. Or, c’est une instabilité qui traverse toutes les classes d’âge. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.