DANIEL GRENIER
Le temps des montagnes
La Presse
Après
, recueil de nouvelles un peu académique, l’auteur Daniel Grenier propose un premier roman au souffle épique et à l’écriture maîtrisée. Roman historique et fantastique, traverse avec enthousiasme les siècles et le territoire américain, du Tennessee à Sainte-Anne-des-Monts. Une œuvre solide et envoûtante, une des belles surprises, déjà, de la rentrée.« Le premier grand roman, je le fantasme depuis que je suis tout jeune, comme n’importe quel écrivain qui commence », confie d’emblée Daniel Grenier, qui se présente à l’entrevue avec un exemplaire de
de Michel Tremblay. L’auteur de 35 ans, titulaire d’un doctorat en littérature à l’UQAM, aime les écrivains qui sont « en contrôle » de leur univers. C’est pourquoi il aime lire du Tremblay, et c’est ce qu’il a voulu faire lui aussi, ne cachant pas son ambition.« C’est vrai que mon premier livre était plus de l’expérimentation littéraire “in your face” de jeune étudiant qui essaie de changer la donne en faisant des trucs métanarratifs. Il y a encore de l’expérimentation dans mon roman, qui est aussi très littéraire, mais c’est plus caché, en filigrane : si tu ne les vois pas, ça ne change rien au plaisir de lecture. Ça reste un roman grand public. »
— Daniel Grenier
L’important, pendant l’année qu’a duré la rédaction du livre, aura été de créer une histoire captivante qui a du souffle, et des personnages crédibles et nuancés. « Des humains réalistes et vraisemblables », dit-il. Intéressant, surtout que le moteur de son récit est le personnage d’Aimé, né « leaper » le 29 février 1760 dans une espèce de « trou temporel » qui le fait vieillir d’un an tous les quatre ans.
Ce qui ne devait être qu’un « artifice littéraire » est devenu le moteur du livre. Albert, descendant direct d’Aimé, consacrera sa vie à prouver l’existence de cet ancêtre mystérieux. Et le fils d’Albert, Thomas, né lui aussi un 29 février, ne deviendra jamais un « leaper », au grand désespoir de son père. Son destin sera tout autre… mais tout aussi merveilleux.
« Pour moi, le réalisme en littérature, ce n’est pas de faire des histoires qui se peuvent, mais de créer des personnages qui se peuvent, dit Daniel Grenier. Aimé, Thomas et Albert ont une psychologie vraisemblable, de la nuance et de la profondeur. »
On voit ainsi Aimé à différents moments de sa vie, changeant d’identité et de profession : à Québec en 1776, à Montréal en 1863, à Philadelphie en 1893, à Phoenix en 1900 ou à Pittsburgh, Kansas, en 1960. Il traverse ainsi la révolte de Patriotes, la guerre civile américaine et la révolution industrielle avec la même désinvolture, participant à l’histoire tout en vivant la sienne.
Cette quasi-immortalité fantastique fait penser au Benjamin Button de Fitzgerald – personnage qui naît vieux et meurt bébé –, qui fonctionne de la même manière baroque et mystérieuse. « Fitzgerald te prend la main en disant je vais te raconter quelque chose de complètement absurde, je ne t’expliquerai jamais comment ça marche parce que ça ne s’explique pas, et tu vas y croire. »
Le fantastique, ajoute-t-il, vient créer une « inquiétante étrangeté qui s’intègre au quotidien des personnages. Ils sont plus grands que nature, mais pensent vraiment d’une façon normale ».
Lorsqu’il a commencé
, Daniel Grenier était surtout motivé par le désir de parler du territoire nord-américain et de son histoire. « Dans sa première version, le roman s’appelait même , dit-il. C’est le flash primordial, celui de la chaîne des Appalaches qui nous relit aux États-Unis. En même temps c’est une méditation sur les échelles de temps, celui des montagnes, celui des humains, celui des vies trop courtes et des vies allongées, comme celle d’Aimé… »Maniaque de littérature américaine au point d’en faire le sujet de sa maîtrise et de son doctorat – « Je la connais sur le bout des doigts », dit-il –, Daniel Grenier se sent américain dans sa façon de penser, d’écrire et de construire son identité.
« Je fantasme l’Amérique chaque jour, je la hais et je l’adore. » S’il estime que la littérature française occupe 2 % de son temps de lecture, et la québécoise en ce moment environ 90 %, l’américaine reste clairement sa principale influence et expliquerait son désir de faire prendre le large à ses personnages.
« Peut-être que l’ambition de faire un “great american novel” m’a rejoint un peu. Je ne voulais surtout pas écrire un roman intimiste autofictionnel de trentenaire qui vient de terminer un doctorat en littérature. J’en ai soupé des personnages de romanciers dans les livres… »
— Daniel Grenier
Mais un grand roman ambitieux doit-il se passer nécessairement à l’extérieur du Québec ?
« Non, bien sûr. C’est ce que fait Tremblay par exemple depuis des années, un grand roman québécois canadien-français. Mais même si une partie de mon roman se passe à Chattanooga au Tennessee, par exemple, la narration reste québécoise, elle vient d’ici. Elle part du fleuve pour aller explorer ailleurs. »
Et après un projet d’une telle envergure, on fait quoi ? « Pas un autre roman en tout cas. Sûrement pas un aussi gros, et pas non plus le contraire, un petit truc psychologique de 70 pages super intimiste. »
Question de contourner la malédiction du deuxième roman, il pense à travailler sur « une non-fiction à l’américaine, un genre de reportage de longue haleine et historique avec un sujet très précis… que je ne révélerai pas ici ».
C’est clair, Daniel Grenier n’a pas l’intention de s’en tenir à un seul genre. « L’idée, c’est d’aller explorer le plus de formules différentes, et de faire ce qui m’allume. » De bonnes chances qu’on le suive partout où il ira.
Daniel Grenier
Le Quartanier, 431 pages
« Les gémissements des patients alités autour, certains quêtant l’attention d’une infirmière, d’autres se plaignant de la providence et du sort, s’imprimaient sur les tympans d’Aimé, qui s’est penché un peu plus pour entendre ce que Jeanne disait.
— Oh mon Dieu, tu es si beau.
— Toi aussi tu es belle.
— Je vais mourir.
— Ne dis pas ça.
Jeanne l’a fixé dans les prunelles, et les siennes ont rétréci immédiatement, comme si une source de lumière intense s’était approchée. Elle a dit :
— Pas toi, Aimé, mon Aimé, toi je pense que tu es immortel.
C’était un filet de voix, un chuchotement. Le vent soufflait à l’extérieur, sauvage et indifférent. Aimé se disait qu’il avait bien entendu. Il a posé sa main sur la sienne, sur la peau extensible, douce et encore chaude. »