Les nouveaux visages de la faim
Quand tout bascule
Steeve et Gabriela n’étaient déjà « pas riches » avant la pandémie. Avec six enfants, le couple vivait « de paie en paie ». Il réussissait tout de même à boucler ses fins de mois au prix de nombreux sacrifices. La COVID-19 l’a fait basculer dans l’insécurité alimentaire.
Quand Steeve s’est présenté à la distribution alimentaire de Projaide pour la première fois au printemps dernier, « on l’a ramassé à la petite cuillère », se souvient la directrice de l’organisme du quartier Saint-Michel à Montréal, Isabelle Tremblay.
Le trentenaire venait de perdre son emploi dans le domaine de l’entretien – à un taux horaire de 19 $. Il s’en est retrouvé un autre moins payant – chauffeur pour une agence de placement de personnel – qui le force à être disponible de 6 h le matin à minuit le soir.
« J’ai beau travailler jour et nuit, j’arrive pas. »
— Steeve
La famille a déménagé dans un logement plus petit – un demi-sous-sol – pour réduire ses dépenses. Quatre enfants de 2 à 15 ans s’entassent dans une minuscule chambre séparée en deux par un simple drap. Le bébé de 11 mois dort avec ses parents dans l’autre chambre. La plus vieille de 19 ans a quitté le foyer.
« Quand on a payé le loyer, les factures, les couches, il ne reste plus rien, raconte la maman Gabriela. La seule chose sur laquelle on peut couper, c’est la nourriture. »
Gabriela et Steeve « pilent sur leur orgueil » et vont faire la file à l’extérieur – règles sanitaires obligent – une fois par semaine devant les locaux de Projaide. « Les gros contenants de yogourt, la viande, ce n’est pas achetable à l’épicerie, souligne Steeve. Ce que Projaide nous donne, ça fait une différence. »
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Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget « très serré ». Soucieux de ne pas gaspiller le moindre dollar, le couple n’achète jamais un produit qu’il ne connaît pas à l’épicerie. « On ne peut pas se permettre de jeter un aliment qu’on n’aime pas », explique le père de famille.
Arrivés du Maroc il y a cinq ans, tous deux sont aux études à temps plein dans la métropole. Ils vivent grâce aux prêts et bourses. À sa quatrième année au baccalauréat en enseignement primaire, Dounia arrondit les fins de mois en faisant de la suppléance. Au printemps dernier, quand les écoles en zone rouge ont fermé, elle a perdu son revenu d’appoint. Son mari s’est mis à faire des livraisons pour Uber Eats, mais son auto usagée l’a lâché.
Le couple s’est tourné vers Mon Resto, organisme de Saint-Michel qui l’avait dépanné lors de son arrivée à Montréal. « Quand on s’en sort, on laisse le panier à d’autres qui en ont plus besoin que nous. Mais depuis le printemps, c’est difficile », raconte Dounia. L’aide alimentaire leur permet de se procurer des produits « qui ne rentrent pas dans leur budget » comme des fruits et des légumes frais en grande quantité pour offrir des repas nutritifs aux enfants.
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Le congélateur de Daniela et Oliverio est rempli d’arepas – des petits pains de maïs – faits maison et de sacs de maïs en grain. Leur garde-manger est aussi bien garni. Le couple de trentenaires, respectivement économiste et ingénieur en Colombie, ne gaspille rien de ce qu’il se procure chaque semaine chez Multicaf, un organisme du quartier Côte-des-Neiges.
Arrivés à Montréal il y a un an à peine, ils doivent maîtriser le français pour espérer travailler dans leurs domaines respectifs ici. Ils suivent des cours de francisation tous les matins. Puis ils dînent en vitesse pour ensuite aller travailler comme préposés à l’entretien ménager en zone rouge à l’Hôpital général juif.
Sans l’aide de la banque alimentaire de Multicaf, ils n’arriveraient pas à payer leur loyer, acheter de la nourriture de qualité et envoyer de l’argent à leur famille restée en Colombie.
Daniela et Oliverio ont aussi mis de l’argent de côté au cas où ils ne pourraient plus travailler, s’ils étaient infectés par la COVID-19. Ou, pire, s’ils en mouraient.
« On n’a pas d’assurance. On a fait des recherches pour savoir combien ça coûterait de rapatrier nos corps en Colombie. »
— Oliverio
Mais alors, pourquoi risquer sa santé à faire le ménage dans la zone rouge d’un hôpital désigné pour traiter les patients de la COVID-19 ? « Pour nous, c’est une façon de remercier le Canada de nous avoir accueillis », expliquent les deux demandeurs d’asile.
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Sanju devait passer deux semaines en Inde en mars dernier. Il allait visiter sa mère pour la première fois depuis que sa famille et lui avaient immigré à Montréal, un an plus tôt. À cause de la pandémie, il y est resté coincé six mois. Du jour au lendemain, sa femme a dû se débrouiller seule pour assurer la subsistance de leurs trois filles âgées de 4, 9 et 16 ans dans une ville qu’elle connaissait à peine.
« J’avais tellement peur de sortir et de tomber malade, raconte la maman Betty. Qui se serait occupé de mes filles ? On ne connaît personne ici. » Elle craignait d’être infectée si elle allait à l’épicerie. Sans compter que la famille ne pouvait plus compter sur le salaire du père. Coincé en Inde, Sanju a perdu l’emploi qu’il occupait à Montréal.
L’organisme Multicaf leur a livré un panier de nourriture chaque semaine durant le confinement. Aujourd’hui, la famille continue de recevoir de l’aide alimentaire. Le loyer – 700 $ pour un minuscule logement mal isolé – gruge une grande partie de son budget. Et le couple tente d’épargner pour les études de la plus vieille, Denna, qui rêve d’aller à l’université. « C’est difficile de trouver un emploi en ce moment », raconte le papa Sanju. L’homme qui parle déjà quatre langues suit des cours de francisation pour améliorer son sort.
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Préposée aux bénéficiaires dans un CHSLD, Abigail a contracté la COVID-19 l’été dernier. Isolée dans son quatre et demi du quartier Saint-Michel avec son conjoint et ses deux filles Karla et Areli, elle a tout fait pour éviter de leur transmettre le virus. Mais ç’a été peine perdue. Tout le monde a été infecté. Mon Resto est venu à leurs secours en leur livrant des paniers de nourriture.
Depuis cet épisode, la famille congèle beaucoup de viande et de légumes fournis par l’organisme d’aide alimentaire. « J’ai peur que tout referme à nouveau », raconte la mère de famille. Cette dernière travaille de nuit dans un CHSLD ; souvent les fins de semaine. Elle a donc l’habitude de cuisiner ses menus à l’avance, et en grande quantité, pour que ses filles de 10 et 12 ans ne manquent de rien.
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« Les ados sont des ogres », lâche en riant Véronique, à la tête d’une famille reconstituée composée de quatre enfants de 7 à 16 ans. Cette mère qui vit à Saint-Eustache n’avait jamais pensé qu’un jour, elle aurait à mettre les pieds dans une banque alimentaire. Sauf qu’au printemps, la pandémie lui a fait perdre une partie de ses revenus. Cette surveillante de dîner dans une école secondaire faisait aussi de la suppléance d’enseignement.
Quand les écoles ont fermé, elle s’est « retrouvée avec presque rien », puisque les heures « payantes » de suppléance ont été réduites à néant. Son mari, qui était en plein démarrage d’une entreprise, ne pouvait pas contribuer davantage.
Tout le printemps, les factures se sont accumulées. Pour réduire leurs dépenses, Véronique s’est tournée vers l’aide alimentaire. Elle nous montre son panier rempli de fruits, de légumes et de viande congelée. « Je dois acheter un peu de viande à l’épicerie, mais avec de l’imagination, j’arrive à nourrir tout le monde », dit cette maman qui espère que « d’ici un mois ou deux », elle arrivera à sortir la tête de l’eau.
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Tous deux dans la vingtaine, Annie et Joël ont trois enfants. Le plus jeune, Jack, est né il y a une semaine à peine au moment où La Presse les croise à la distribution alimentaire de la paroisse Saint-Eustache, dans la ville du même nom. Il dort dans son siège d’auto pendant que ses parents grillent une cigarette à l’extérieur de leur minifourgonnette.
Avec le salaire d’apprenti mécanicien de Joël et les allocations familiales, le couple bouclait ses fins de mois sans avoir recours à une banque alimentaire. Il était toutefois loin de rouler sur l’or. « La pandémie est venue tout compliquer », dit Annie. La jeune maman a eu peur que son conjoint contracte la COVID-19 au garage et la transmette aux bambins. Et ce dernier gagnait moins au terme de longues heures passées à faire des changements d’huile qu’en touchant la Prestation canadienne d’urgence (PCU). Il a quitté son travail. Sauf qu’aujourd’hui, la PCU est terminée, alors le généreux panier de nourriture leur permet de consacrer leurs maigres revenus à payer le loyer et les couches.
C’est quoi, l’insécurité alimentaire ?
L’insécurité alimentaire est un accès inadéquat ou incertain aux aliments sains qui ne permet pas d’assurer la santé et une vie active. Elle est principalement associée à un manque de ressources financières. Elle est généralement de nature transitoire ou épisodique, mais elle peut être vécue de manière chronique ou régulière (ex. : chaque fin de mois) par certains ménages.
Source : Institut national de santé publique