Transports ferroviaires

« Les consommateurs vont en faire les frais »

La perturbation du réseau ferroviaire frappe durement les entreprises

« Pour résumer la situation : impuissance et ironie », lance d’entrée de jeu Frédéric Verreault, directeur exécutif développement corporatif aux Chantiers de Chibougamau. C’est que l’entreprise spécialisée dans les produits forestiers a décidé depuis plusieurs années de privilégier le transport ferroviaire pour livrer ses produits du bois en Amérique du Nord, « pour des raisons de compétitivité et pour limiter les émissions de gaz à effet de serre ».

L’ironie, c’est que 75 % de ses livraisons sont aujourd’hui retenues à l’usine en raison des perturbations du réseau ferroviaire au Canada, faites au nom de préoccupations environnementales. « C’est comme si la pizzeria du coin avait trois livreurs sur quatre qui ne se présentaient pas, résume M. Verreault. La pizza va refroidir et certains clients n’en auront pas. »

Mardi, le CN a annoncé l’interruption de ses activités sur des pans importants de son réseau, coupé à au moins deux endroits névralgiques, en Ontario et en Colombie-Britannique. Les blocages près de Belleville, en Ontario, perturbent notamment la seule voie principale reliant l’ouest et l’est du Canada, ainsi que le transit vers l’est des États-Unis. Les manifestants s’opposent à un projet de gazoduc traversant leur territoire traditionnel, dans le nord-ouest de la Colombie-Britannique.

Dans la foulée, Via Rail a annoncé l’annulation de tous ses départs entre Toronto et Montréal ou Ottawa.

« Bien que nous sommes confiants que la situation concernant les blocus qui se poursuivent sera résolue, étant donné l’incertitude actuelle, VIA Rail annule tous les départs jusqu’à vendredi fin de journée, le 14 février, pour les trajets entre Montréal-Toronto et Toronto-Ottawa, dans les deux directions, a indiqué l’entreprise dans un communiqué. Les activités ferroviaires sont aussi interrompues entre Prince Rupert et Prince Georges, dans les deux directions jusqu’à nouvel ordre. »

Le service de train de banlieue vers Candiac sur la ligne exo4 est également interrompu depuis dimanche dernier.

« Crise majeure »

Le CN a obtenu des injonctions afin d’empêcher les manifestants de perturber son réseau, mais en vain. Mercredi, le ministre fédéral des Transports, Marc Garneau, a appelé les manifestants à respecter ces décisions de cour. 

« Il est encore temps pour les parties impliquées de participer à un dialogue ouvert et respectueux afin de s’assurer que la situation soit réglée de façon pacifique.

— Extrait d'un communiqué de Marc Garneau, ministre fédéral des Transports

« Ça fait des jours que ça dure, ça ne s’améliore pas, a regretté le député conservateur Gérard Deltell en entrevue avec La Presse. Nous, on souhaite que le premier ministre mette un terme à sa tournée internationale, qu’il revienne au pays, parce qu’il y a une crise majeure. »

Le chef néo-démocrate Jagmeet Singh a lui aussi demandé à Justin Trudeau, actuellement en voyage officiel au Sénégal, de rentrer au pays (Voir texte suivant).

Retour à novembre 2019

Il s’agit d’un autre coup dur pour tous les secteurs économiques dépendants du transport ferroviaire, moins de trois mois après la semaine de grève d’employés du CN. L’entreprise transporte annuellement plus de 250 milliards en marchandises sur son réseau de 32 000 km.

« Ça fait quand même deux fois que ça arrive en peu de temps, ça nous démontre à quel point le réseau ferroviaire est vital à l’économie du pays », note en entrevue Véronique Proulx, PDG de Manufacturiers et Exportateurs du Québec.

Les entreprises que son organisme représente constituent à elles seules 47 % du transport ferroviaire au pays, précise-t-elle. La plupart ont ralenti considérablement leurs activités et subissent des pertes financières considérables. « Une entreprise qui ne peut livrer à temps, qui est remplacée par son concurrent américain, ce sont des revenus perdus. Et les factures additionnelles que les manufacturiers doivent assumer, ce sont en fin de compte les consommateurs qui vont en faire les frais. »

Et il serait illusoire de compter sur le transport par camions pour remplacer le train, estime-t-elle. « C’est beaucoup plus coûteux et il y a une pénurie de chauffeurs au Canada. »

« Indécent », selon le CPQ

En matinée mercredi, la Chambre de commerce du Canada a exhorté « tous les paliers de gouvernement à travailler ensemble pour mettre fin immédiatement au blocage et rétablir l’ensemble du service ferroviaire ».

Car « du propane au grain aux biens de consommation, les chaînes d’approvisionnement du Canada sont sévèrement affectées » par la situation, a déclaré l’organisation par voie de communiqué. Le Conseil de l’industrie forestière du Québec (CIFQ), de son côté, a dit également souhaiter « une intervention rapide des autorités », chiffrant les exportations dans ce secteur à 11,6 milliards, « dont la très grande partie par train vers les États-Unis ».

Même son de cloche du côté du Conseil du patronat du Québec, qui qualifie par communiqué d’« indécent » le fait de « prendre l’économie et la population en otage ». « Il en est de la compétence du gouvernement fédéral de trouver des solutions pour rétablir le service au plus vite et protéger les entreprises et la population de conséquences désastreuses », a déclaré Yves-Thomas Dorval, président et chef de la direction du CPQ.

— Avec Mélanie Marquis, du bureau d’Ottawa

Trudeau dit suivre la situation de près

L’opposition réclame que le premier ministre revienne au pays

OTTAWA ET QUÉBEC — Alors que le blocus ferroviaire continue de perturber la circulation sur rail au pays, Justin Trudeau maintient qu’il préconise la négociation. À Ottawa, l’opposition le somme de rentrer au pays. Et à Québec, le gouvernement Legault a obtenu la mise sur pied d’un comité de coordination.

Le premier ministre Trudeau, qui se trouvait au Sénégal mercredi, a assuré qu’il suivait la situation de près. « Je reçois régulièrement de l’information sur ce qui est en train de se passer », a-t-il dit en conférence de presse, appelant « toutes les parties à travailler en dialogue pour résoudre cet enjeu très rapidement ».

« Nous sommes évidemment très fiers du fait qu’au Canada, on est une démocratie qui reconnaît, qui va toujours défendre, le droit de manifester de façon paisible, mais nous sommes aussi un pays de la règle de droit, et c’est important que toutes ses lois soient respectées. »

— Justin Trudeau, premier ministre du Canada

Son ministre des Transports Marc Garneau a tenu des propos similaires, prenant tout de même la peine de préciser dans un communiqué que « des injonctions ont été obtenues par le CN afin que le service puisse reprendre », et que ces ordres de cour devaient « être respectés ».

La vice-première ministre Chrystia Freeland s’est par ailleurs frottée à des manifestants qui appuient la Première Nation wet’suwet’en alors qu’elle se rendait à une rencontre avec le maire d’Halifax. On a tenté de l’empêcher de s’y rendre, mais la réunion a finalement eu lieu comme prévu.

L’OPPOSITION MÉCONTENTE

Les partis de l’opposition, eux, critiquent de diverses manières la gestion du dossier par le gouvernement libéral.

Au Parti conservateur, le chef Andrew Scheer a condamné les blocus et exhorté Justin Trudeau à faire de même. « Ces manifestants empiètent sur le droit des gens d’aller travailler et chercher leurs enfants. Ils empiètent sur le droit des petites entreprises de recevoir leurs livraisons à temps. Ils empiètent sur le droit des travailleurs de l’énergie en les empêchant de faire une simple journée de travail. Ces blocages illégaux doivent cesser », a-t-il déclaré dans un communiqué.

Dans le camp néo-démocrate, le chef Jagmeet Singh a exhorté Justin Trudeau à couper court à son voyage à l’étranger – le premier ministre doit rentrer au pays vendredi – et a témoigné de son soutien à l’endroit de la Première Nation de Wet’suwet’en, en Colombie-Britannique, qui s’oppose au projet de gazoduc GasLink et dont le combat a mené à des mobilisations d’appui aux quatre coins du pays.

« C’est déchirant de voir des matriarches autochtones traînées hors de leurs terres, a-t-il écrit mercredi matin sur Twitter. Après des siècles de colonialisme, la voie à suivre n’est pas facile, mais refuser de parler et prétendre que le gouvernement fédéral n’a pas de rôle à jouer est un échec de leadership. »

Le Bloc québécois a également accusé les libéraux de se déresponsabiliser.

« Le ministre Garneau nous dit que c’est aux provinces de faire respecter les injonctions, pourtant, c’est sa responsabilité d’assurer la bonne marche du trafic ferroviaire. Une cellule de crise doit être mise en place rapidement avec les provinces. »

— Le député bloquiste Xavier Barsalou-Duval, dans un communiqué

COMITÉ CRÉÉ À QUÉBEC

À la demande du ministre québécois des Transports, François Bonnardel, le fédéral a accepté de créer un « comité de coordination » entre les deux ordres de gouvernement, afin d’assurer un meilleur suivi de la situation.

Le lieutenant québécois du gouvernement Trudeau, Pablo Rodriguez, en a fait l’annonce mercredi après-midi au terme d’une rencontre avec M. Bonnardel, à Québec. « Ce n’est pas une cellule de crise, c’est un comité de coordination, de suivi, qui va nous permettre de traiter du dossier à la minute près », a très brièvement précisé M. Rodriguez.

Le ministre Bonnardel a salué la décision d’Ottawa tout en rappelant qu’une solution pour dénouer l’impasse devrait être trouvée « très rapidement ». « Il faut prendre la situation au sérieux, c’est quand même des liens économiques immensément importants [les chemins de fer], il pourrait y avoir des pénuries importantes au cours des prochains jours », a-t-il soulevé en mêlée de presse. « On ne peut pas jaser très, très longtemps. »

Le ministre Bonnardel estime que c’est à Ottawa de prendre les commandes pour accompagner les provinces au cours du litige. « C’est le gouvernement fédéral qui chapeaute toutes les provinces, oui, nous avons notre autonomie, mais au-delà de tout ça, on a un problème important […] et le fédéral doit bien le comprendre et travailler avec nous pour être capable de le résoudre. Ce n’est pas vrai qu’on va nous demander demain matin de résoudre une situation au Québec qui n’a pas été causée par nous », a-t-il ajouté.

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