La Presse en France

« La vie politique n’a pas besoin de ça »

PARIS — On n’a pas l’habitude, au Québec, d’empoignades qui mettent essentiellement en scène des philosophes ou des écrivains. Depuis des semaines, les médias n’en ont que pour quelques figures intellectuelles qui remettent en cause le politiquement correct et la « bien-pensance » de la gauche, qui, disons-le, va très mal en France avec un gouvernement socialiste au plus bas dans les sondages à l’approche des élections régionales. D’aucuns disent qu’on assiste même à la fin de l’hégémonie culturelle de la gauche dans les débats de société.

Pour l’historien Michel Winock, spécialiste des mouvements intellectuels français, auteur du Siècle des intellectuels (prix Médicis 1997), on assiste essentiellement à un phénomène médiatique. « Je crois qu’il y a une responsabilité des médias pour grossir un mouvement qui se réduit à peu de chose. Je lisais la semaine dernière sur la couverture du magazine L’Express : “La colère des intellectuels”. C’est vraiment un titre extraordinaire, puisque les intellectuels, en France, il y en a quand même quelques centaines ou quelques milliers. Or il s’agit d’une demi-douzaine de personnages qui ont été très largement créés par les médias, du reste. Ce que j’appelle, et je ne suis pas le seul à les appeler ainsi, des intellectuels médiatiques. Ce sont eux qui donnent le ton. Le plus connu naguère était Bernard-Henri Lévy, aujourd’hui c’est Michel Onfray. »

Michel Winock estime que le grand mouvement des intellectuels qui portaient tant d’écrivains et de savants à s’engager politiquement s’est arrêté après la mort de Sartre, d’Aron et de Foucault. « Je dirais que le relais a été pris par les associations, les réseaux sociaux, tout ce qui permet aujourd’hui d’intervenir sur la scène publique. Jadis, c’était avant tout le privilège des intellectuels, qui avaient accès aux médias. Mais aujourd’hui, tout le monde a la parole, on n’a plus besoin de protestataires en chef, puisque la contestation, elle est partout. Mais comme nous sommes en France, il y a une tradition des intellectuels qu’on invite régulièrement, pour les écouter sur tout et n’importe quoi. Vous savez, nous vivons un mimétisme. Tous ces gens miment les grands, c’est-à-dire, pour Bernard-Henri Lévy, c’est Malraux. Pour Onfray, c’est Camus. Pour d’autres, c’est Sartre. Tous ces gens-là se positionnent avec talent, parce que, bien entendu, les médias n’en voudraient pas s’ils ne savaient pas se produire eux-mêmes, s’ils ne savaient pas séduire. Alors qu’il y a derrière ces bateleurs des centaines de vrais intellectuels qui travaillent à leurs œuvres, qui sont méconnus, mais qui font leur travail. »

LE DILEMME DE LA GAUCHE

Pourtant, tout médiatiques qu’elles sont, ces figures abordent des sujets sérieux et sensibles – comme l’immigration, l’islam, l’identité française, le « peuple » –, profitant, pense Michel Winock, d’une faiblesse des partis politiques, qui, de gauche comme de droite, sont désemparés sur ces questions. « La droite avec Sarkozy décide d’en rajouter sur le FN, des frontières, des contrôles, et puis la gauche, elle, ne sait plus que faire, parce qu’elle sait très bien que si elle défend les immigrés, elle va perdre des électeurs et que si elle s’aligne sur la droite, elle perd son crédit et son identité. »

« C’est une habitude et un réflexe étonnant qu’il nous faut des penseurs avec une grosse tête et un grand nom, conclut Michel Winock en riant. La vie politique n’a pas besoin de ça, elle a besoin d’organisation, des citoyens, des associations. A-t-elle besoin des grands penseurs quand on sait à quel point jadis ils se sont fourvoyés ? Comme Jean-Paul Sartre qui n’a pas cessé de se tromper sur beaucoup de choses, ou Michel Foucault qui a soutenu la révolution islamique en Iran ? Vous savez, je ne sais pas si on a besoin de grands penseurs. On a besoin de gens qui travaillent. Pour moi, le devoir d’un intellectuel qui pense la longue durée et non pas l’instant immédiat, c’est de favoriser l’adhésion à l’Europe, mais leur dada est de contester l’Union européenne. C’est pourtant notre seule utopie concrète, parce que si l’Europe existait et était véritablement unie, elle compterait sur l’échiquier international. Je crois que c’est un idéal que ces gens-là, les intellectuels médiatiques dont on parle aujourd’hui, n’acceptent pas. Et c’est pourquoi à mes yeux ce sont des réactionnaires. »

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