Souvenirs d’été

Greg LeMond, au bout de ses limites

La date
22 juillet 1990
L’évènement
Troisième victoire de Greg LeMond au Tour de France

Tous les samedis, notre chroniqueur revient sur des événements et des personnalités qui ont marqué sa carrière en journalisme sportif.

Le contexte

Un an plus tôt, lors du Tour de 1989, les organisateurs avaient eu la curieuse idée de conclure la compétition avec une épreuve contre-la-montre sur les Champs-Élysées.

Saisissant l’occasion, l’Américain Greg LeMond, qui accusait un retard de 50 secondes avant la dernière étape de 24,5 km, a comblé son retard sur le Français Laurent Fignon, remportant le Tour par le minuscule écart de huit secondes. Ce fut l’un des retournements de situation les plus spectaculaires dans l’histoire du cyclisme.

Ce Tour 1990 s’annonce donc comme celui de la revanche. Mais ce concept vole en éclats dès la première semaine. Le moral toujours brisé par son malheur de l’été précédent, Fignon abandonne sur blessure. Et à la faveur d’une incroyable première étape, où quatre coureurs partis en échappée distancent d’une dizaine de minutes leurs rivaux, le Canadien Steve Bauer se retrouve en jaune durant plusieurs jours avant de faiblir dans la montagne.

Fignon hors jeu, tous les regards se tournent vers LeMond. Réussira-t-il à épingler un troisième titre à son palmarès, mais surtout un deuxième après avoir été victime, en 1987, d’un accident de chasse ayant failli lui coûter la vie ? Il ne manque en tout cas pas d’assurance. « Si j’avais de l’argent à parier, ce serait sur Pensec et sur moi ! », lance-t-il peu après le lancement du Tour. (Le Breton Ronan Pensec est son coéquipier chez Z, l’équipe ayant accordé à LeMond un formidable contrat quelques mois plus tôt.)

Le public et les journalistes français entretiennent une relation bizarre avec LeMond. Ils admirent son cran, cette manière exceptionnelle dont il a rebondi après avoir frôlé la mort. Et ils apprécient le fait qu’il parle fort correctement le français. Mais la mayonnaise ne prend jamais entièrement non plus.

Peut-être parce qu’avant son accident, il a eu une passe d’armes avec le grand Bernard Hinault, alors son coéquipier. Ce dernier aime bien lui envoyer des piques à l’occasion, amplement diffusées dans les journaux. Comme celle-ci, à propos de l’échappée du premier jour : « Moi, je ne l’aurais jamais permise… »

Les habitudes alimentaires de LeMond font aussi jaser : il ne déteste pas manger un Big Mac et une grosse frite… même pendant le Tour. À ceux qui lui en font reproche, il rétorque : « Ce n’est pas vrai que j’avale des gallons de crème glacée et des tonnes de hamburgers. Je n’en mange pas plus que d’autres mangent du fromage ou boivent de la bière. Je ne suis pas un homme d’excès. »

C’est à la 13e étape que LeMond, en embuscade depuis quelques jours, annonce ses couleurs. Dans une chaleur torride, il termine dans le groupe de tête après avoir donné le tempo dans le col de la Croix-de-Chaubouret, avant de gagner Saint-Étienne. Puis, à la 17e étape, alors que son retard sur l’Italien Claudio Chiappucci au classement général n’est que de cinq secondes, il est victime d’une crevaison un kilomètre avant le sommet du col de Marie-Blanque, dans les Pyrénées. Son rival attaque au même moment. « Ça ne se fait pas », dit LeMond, après la course.

Pour reprendre le terrain perdu, il dévale le col à un train d’enfer. Plus tard, il dira : « Pour rejoindre le peloton, j’ai pris des risques insensés. Des risques que je n’aurais pris dans aucune autre course. Seulement dans le Tour de France suis-je prêt à risquer ma vie. »

Trois jours plus tard, dans l’avant-dernière étape du Tour, LeMond devance largement Chiappucci dans le contre-la-montre, ce qui lui vaut le maillot jaune. Il concrétise sa victoire le lendemain sur les Champs-Élysées.

L’avocat de la défense

Le triomphe de LeMond n’est pas salué unanimement. Des observateurs lui reprochent de ne pas avoir remporté une seule étape, ce qu’ils associent à un manque de panache, un lourd reproche dans un sport où la manière de gagner crée les légendes.

La veille de l’arrivée, Pierre Chany, célèbre journaliste de L’Équipe, écrit : « S’il lui advenait de gagner le Tour demain, sans avoir franchi une seule fois la ligne d’arrivée avant les autres, son prestige en souffrirait assurément et son maillot jaune en serait très dévalué. »

LeMond, habitué à la critique, réplique avec assurance aux critiques dont il fait l’objet. Il est fier de ses réussites et n’a pas la langue dans sa poche. « L’important, c’est de gagner le Tour, dit-il. J’ai animé la course cette année. »

Quant à ceux qui lui reprochent de tout miser sur le Tour de France, il répond : « Dans le peloton, je connais beaucoup de coureurs dont le seul objectif est de remporter des courses en février, mars ou avril. Quand la vraie bagarre commence, ils n’ont plus d’ambition. »

LeMond aurait fait un excellent avocat de la défense.

La suite des choses

Ce fut le dernier triomphe de LeMond au Tour de France. Bauer, lui, termina l’épreuve au 27e rang. Mais il n’oublierait jamais ses dix jours en tête du classement, une expérience unique l’obligeant à multiplier les entrevues. « Je n’aurais jamais cru que le maillot jaune exigerait autant d’énergie. […] Ce fut beaucoup plus dur que prévu. »

Quant à Fignon, dont l’ombre plana sur l’ensemble de ce Tour 1990 malgré son rapide forfait, il est mort d’un cancer à l’été 2010. Il n’avait que 50 ans. La nouvelle m’a secoué. Couvrir sa bagarre de tous les instants avec LeMond à l’été 1989 a été un moment extraordinaire de ma carrière. Il était un grand champion, irascible et magnifique.

Avec le recul…

LeMond, quoi qu’en disent ses détracteurs, a montré toute sa prestance durant ce Tour. Il a eu entièrement raison de dire qu’il avait donné le ton à la course.

Tout a tourné autour de lui. Sur le plan sportif, bien sûr, mais aussi dans la construction du psychodrame que devient peu à peu chaque Tour, avec ses héros, ses vilains, ses déclarations-chocs, ses exploits et ses défaillances, tout cela sous l’œil aiguisé d’anciens coureurs qui ne se gênent pas pour opiner sur leurs successeurs. Quand un Tour est réussi, il se transforme en extraordinaire feuilleton. Et à ses plus belles années, LeMond en était un acteur de choix.

Une image forte que je garde en tête

Je vous ai parlé plus tôt de l’effort de LeMond dans la 13e étape courue dans la canicule. Il en sortit épuisé. Je me souviens avoir couru jusqu’à l’endroit où il était descendu de vélo, peu après le fil d’arrivée. Ses yeux étaient hagards. En compagnie de quelques journalistes, nous lui avons posé une question. Il nous a regardés sans nous voir, lançant : « Je ne peux pas parler. »

Ce jour-là, LeMond était allé au bout de ses limites.

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