Chronique

Sans #MoiAussi…

Il y a des gens qui se demandaient à quoi ça pouvait bien servir que des victimes d’agresseurs sexuels, de tripoteux aux mains longues et autres mononcles gluants s’expriment sous le mot-clic #MoiAussi.

Après tout, à quoi ça sert, un mot-clic ?

À rien, la plupart du temps.

Mais des fois, l’inertie du monde est chamboulée. Des fois, le virtuel s’immisce dans le réel. C’est ce qui est arrivé, ces derniers jours, ces dernières heures.

Sous le parapluie #MoiAussi, les victimes ont dit leur vérité.

Elles (et ils, des fois) ont dit où, quand, comment, leur âge au moment des faits, combien de fois.

Il y a donc des gens qui se demandaient à quoi ça pouvait bien servir, #MoiAussi et #MeToo…

Or, sans #MoiAussi, c’est sûr, Salvail et Rozon seraient aujourd’hui fidèles au poste, à dérider la galerie.

Sans #MoiAussi, c’est sûr, les 11 sources de Katia Gagnon et de Stéphanie Vallet ne se seraient pas confiées à La Presse au sujet du comportement dégueulasse d’Éric Salvail dans la sphère privée.

Sans #MoiAussi, c’est sûr, les femmes qui ont raconté au Devoir et au 98,5 FM les agressions et tripotages qu’elles disent avoir subis aux mains de Gilbert Rozon ne seraient pas sorties sur la place publique…

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Il y a de cela très longtemps, je me suis ramassé en Afrique, dans la savane. La guide nous avait expliqué pourquoi les buffles et les zèbres et autres proies des lions se tenaient en bande.

There is safety in numbers, avait-elle expliqué. Il n’y a de sécurité qu’en groupe : le buffle, seul, n’a aucune chance contre les lions, parfois même contre un seul lion.

Mais à 20, à 30, à 50 : le groupe peut faire front, se défendre, repousser les prédateurs. Les terrasser, même.

#MoiAussi a permis de créer un groupe virtuel pour ces victimes.

Et quand ces personnes ont parlé, que ce soit à La Presse, au Devoir ou au 98,5 FM, elles l’ont fait en groupe.

Ce n’est pas un hasard : There is safety in numbers.

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Hier, toute la journée, des gens ont dit « tout le monde savait », à propos des comportements d’Éric Salvail et de Gilbert Rozon.

Pardon, je ne savais pas, moi.

Je savais qu’Éric Salvail était libidineux, porté sur les jokes de cul aussi salaces que malaisantes. Mais je ne savais pas pour ces histoires sordides sorties par La Presse, hier. Je ne savais pas qu’il se sortait le pénis dans des meetings de production, désolé. Je pensais que personne ne faisait ça, pas même les urologues en congrès.

Si « tout le monde savait », pourquoi ce n’est jamais sorti avant ? Parce que c’est dur de parler de comportements semblables. On peut se sentir mal, honteuse, intimidé, sale, quand on les a vus, subis, ces comportements.

Il y a trois ans, Katia Gagnon avait fait des appels, dans la foulée du mouvement #AgressionNonDénoncée qui s’était formé autour de l’affaire Jian Ghomeshi, lui aussi ciblé par des histoires d’inconduite sexuelle, à Toronto.

Katia avait approché des gens qui, croyait-elle, pouvaient peut-être témoigner des comportements privés d’Éric Salvail. Elle avait voulu vérifier des bruits…

Et personne n’avait voulu parler.

C’est dur de parler. On se sent seul, isolé…

Trois années ont passé. Aux États-Unis, récemment, l’affaire Harvey Weinstein a éclaté grâce au New York Times et au New Yorker, révélant que le célèbre producteur hollywoodien avait harcelé et agressé des femmes depuis des années, aux États-Unis et en Europe…

Des victimes d’agressions sexuelles ont utilisé le mot-clic #MeToo pour témoigner des Weinstein de ce monde, célèbres ou non.

Au Québec, #MeToo est devenu #MoiAussi : des tas de femmes (et des hommes) ont témoigné de la réalité des agressions et des pressions sexuelles qu’elles avaient subies. Elles, et ils, ont raconté : où, quand, comment, combien de fois…

Et Katia a rouvert le dossier Salvail, fermé trois ans plus tôt.

Cette fois, elle n’a eu aucune difficulté à trouver des témoins, des victimes des gestes et des paroles dégueulasses de Salvail. Stéphanie Vallet a elle aussi convaincu des gens de parler : à la fin, ils étaient 11 à témoigner, à raconter des faits concordants. #MoiAussi avait libéré une parole.

Stéphanie et Katia ont fait du journalisme, comme Améli Pineda au Devoir, comme Monic Néron et Emilie Perrault au 98,5 FM : fouiller pour exhumer des informations, convaincre des gens de livrer des témoignages, vérifier, contre-vérifier, valider, peser les mots au moment de préparer les reportages…

Et ça a donné les bombes d’hier, bombes qui ont déboulonné les statues de Rozon et de Salvail.

Parce que des gens ont décidé de parler.

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Plein de gens ont donc dit « tout le monde savait »…

Moi, en lisant les témoignages de victimes d’agressions sexuelles, sous le parapluie de #MoiAussi, je me suis rappelé plein de gens qui, ces derniers mois, ces dernières années, refusaient catégoriquement d’accepter qu’une culture du viol puisse exister…

#CultureDuViol, ça ne veut pas dire que tous les hommes sont des violeurs.

Ça veut dire qu’il y a encore trop de victimes d’agressions sexuelles. Que c’est encore trop répandu, courant, sous bien des formes.

Les derniers jours, les dernières heures nous le rappellent encore.

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