Chronique

Comme si l’entrepreneur payait 200 ou 300 % d’impôt

Ce n’est pas le meilleur moment, cette semaine, pour célébrer les 100 ans de la loi de l’impôt. Mais oui, c’est le 20 septembre 1917 qu’Ottawa a instauré un impôt « temporaire » pour financer l’effort de guerre. Un siècle plus tard, les contribuables n’ont pas le cœur à la fête. Les entrepreneurs sont carrément en guerre contre la réforme fiscale du ministre des Finances Bill Morneau.

Comme je l’écrivais la semaine dernière, l’un des éléments les plus controversés de cette réforme dévoilée à la mi-juillet touche le portefeuille de placement personnel des entrepreneurs que ceux-ci peuvent laisser fructifier à l’intérieur de leur société.

Ottawa a décidé de changer les règles du jeu pour rétablir l’équité entre les salariés et les entrepreneurs. Mais avec la solution proposée, beaucoup d’entrepreneurs vont se retrouver à payer 200 %, 300 % d’impôt ou même plus, expliquent les membres du cabinet Brassard Goulet Yargeau, dans un mémoire de 53 pages présenté hier au ministre des Finances.

Pour mieux les suivre dans les dédales complexes de la fiscalité, reprenons du début…

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D’abord, il faut savoir que l’entreprise a un taux d’imposition inférieur. Mais quand l’actionnaire sort l’argent de son entreprise, il paie à nouveau de l’impôt sur le dividende. En fin de compte, le taux d’imposition combiné est pratiquement le même que celui du salarié. C’est le principe de l’« intégration fiscale ».

Malgré tout, l’entrepreneur est avantagé quand il laisse ses économies dans son entreprise, comme le démontre le document de consultation d’Ottawa.

Puisque la société est moins imposée au départ, cela fait en sorte que, pour les mêmes revenus de 100 000 $, l’entrepreneur aura 85 000 $ à investir, par rapport à seulement 50 000 $ pour le haut salarié. Même si l’entrepreneur doit encore payer de l’impôt à la sortie, il aura accumulé presque 5000 $ de plus que l’employé après 10 ans, avec un rendement de 3 %.

Cela paraît inéquitable puisque le régime fiscal vise à ce que les deux contribuables aient le même traitement sur leurs épargnes personnelles.

Mais ce qu’Ottawa ne dit pas, c’est que l’entrepreneur a aussi payé plus d’impôt, comme le fait ressortir le mémoire.

Puisque l’entrepreneur avait plus d’argent à investir au départ, il a réalisé plus de profits pendant 10 ans. Et ces profits ont permis à l’État d’encaisser presque 7000 $ de plus qu’avec le salarié. Bref, tout le monde s’est enrichi. Et on parle de sommes colossales.

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Mais par souci d’équité, Ottawa veut modifier les règles du jeu. Essentiellement, il veut imposer au taux maximal de 53 % les rendements réalisés à l’intérieur de l’entreprise, année après année. Cet impôt ne serait plus partiellement remboursable à la sortie comme c’est le cas en ce moment.

De cette manière, le gouvernement irait récupérer tout le rendement additionnel que l’entrepreneur réalise par rapport au salarié. C’est comme l’équivalent d’un taux d’imposition de 100 % sur la plus-value de l’entrepreneur. À terme, l’entrepreneur et le salarié auraient donc autant d’argent dans leur poche, d’après un cas théorique fourni par Ottawa.

Mais dans la vraie vie, la plupart des entrepreneurs seraient nettement désavantagés par rapport aux salariés. C’est particulièrement vrai pour ceux qui gagnent moins de 200 000 $ et dont le taux d’imposition est inférieur à 53 %.

Reprenons l’exemple de l’entrepreneur et du salarié avec les mêmes 100 000 $ de revenus. Mais disons maintenant que l’entrepreneur a un taux d’imposition de 37 %. Après 10 ans, le fait de laisser son argent dans sa société lui aura permis de générer une plus-value d’environ 5500 $ par rapport au salarié. Mais le fisc lui réclamera 10 500 $ d’impôt, l’équivalent d’un taux d’imposition de 187 %. À la fin, l’entrepreneur aura presque 5000 $ de moins que son voisin qui est salarié.

Le cabinet Brassard Goulet Yargeau, qui a étudié une vingtaine de scénarios, arrive à des taux d’imposition de 286 %, 415 %… et même 1000 %. Vous gagnez 1200 $ de plus, on vous réclame 12 000 $ d’impôt. Loufoque, non ?

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Pour éviter cette imposition excessive, Ottawa laisse entendre que les entrepreneurs n’auront qu’à sortir leurs épargnes de leur société chaque année. Ils n’auront qu’à faire comme tout le monde et investir dans leur REER.

Sauf que la vie d’un entrepreneur n’est pas aussi linéaire que celle d’un salarié. Qui sait s’il aura besoin de l’argent pour parer un coup dur ou pour investir dans la croissance de son entreprise ?

Et de toute façon, le REER ne suffit pas toujours, puisque les cotisations annuelles sont plafonnées. Remarquez qu’on pourrait déplafonner le REER pour résorber l’iniquité entre les salariés et les entrepreneurs. Mais c’est une autre histoire…

Revenons plutôt à la réforme proposée, qui comporte d’autres désavantages majeurs.

Les règles vont forcer les entrepreneurs à maintenir trois comptes fiscaux différents, selon la source de financement de leurs économies. Un quatrième compte sera nécessaire pour le « vieux gagné » puisque Ottawa ne semble pas vouloir imposer les nouvelles règles aux épargnes déjà engrangées, ce qui fait que les comptables fonctionneront avec deux systèmes pendant encore des décennies.

« Ça va être complètement ingérable », prédit le comptable et planificateur financier Éric Brassard, associé chez Brassard Goulet Yargeau.

Parmi les autres inconvénients, il faut aussi souligner que le partage des nouveaux impôts sera inéquitable entre le fédéral et les provinces, souligne Stéphane Leblanc, fiscaliste associé chez EY. De plus, les PME se trouveront désavantagées par rapport aux grandes entreprises inscrites en Bourse, qui ne seront pas soumises aux mêmes règles.

Avant d’aller de l’avant dans la précipitation, Ottawa devrait y penser à deux fois.

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