Avant de cliquer

À l’époque où je bloguais, j’étais aux premières loges des dérapages de personnes qui prenaient la parole en public dans les forums de discussion. Des niaiseries, sur les blogues, il s’en disait au pixel carré, comme aujourd’hui sur Facebook.

Je me disais que si ces bêtises étaient proférées, c’était d’abord et avant tout parce que l’immunité de l’anonymat permettait à tout le monde de dire n’importe quoi : on ignore qui se cache derrière « JauneBanane69 ».

J’avais tort.

L’anonymat est toujours permis sur les nouvelles plateformes comme Facebook, Twitter, YouTube et compagnie. On peut s’y créer de faux comptes. Mais il n’est pas difficile de trouver des gens qui profèrent d’immenses conneries en public sous leur vrai nom, à côté d’une photo de leur vrai visage, entre une photo de leur voyage au Portugal et un hommage à leur grand-maman récemment trépassée.

Je suis présentement à l’usine et, tout près de mon poste, mon collègue Nicolas Bérubé est en grande discussion avec un type prénommé Kevin, gérant de bar de danseuses du 450. Nicolas explique à Kevin qu’il prépare un article pour La Presse à propos d’une pub SnapChat de ce bar de danseuses qui surfe sur la série Fugueuse.

Sur ce réseau social, le club d’effeuilleuses a en effet publié une liste de ses danseuses avec ces mots, écrits par Kevin, concepteur de la pub : « Choisi [sic] la fugueuse de ton choix. »

Kevin, si j’en juge par le bout de la conversation menée par Nicolas Bérubé, commence à comprendre que sa bonne blague de prostitution juvénile est soluble loin des lumières à néon de l’établissement qu’il gère.

Je devine son affolement, je sens presque le vertige du moment où Kevin a dû se dire qu’il aurait fallu penser avant de cliquer, comme jadis on mettait #lesgens en garde : pense avant de parler…

Faites le tour de vos médias sociaux. Ils sont des centaines, des milliers comme Kevin. Je pense à cette jeune femme qui, dans le drame indicible de la disparition du petit Ariel Jeffrey Kouakou, a joint sa voix à tous ceux qui souhaitent qu’on le retrouve : ramenez-le-moi, a-t-elle « blagué », je vais le garder comme esclave dans mon sous-sol !

Ariel est Noir. Plein d’esclaves étaient Noirs…

La pognez-vous ? !

Mais la bonne « blague de nègres » sortie d’un autre temps est mal passée, une fois extraite des médias sociaux : la fille a vécu un embarras très public et son employeur l’a congédiée.

Ce sont deux exemples, deux tranches de vie numérique en 2018, mais il y a 1 million de ces belles têtes de vainqueurs qui n’hésitent plus à dire des énormités en public, sans même se cacher derrière de faux comptes. Ils disent ces choses sans se cacher.

À quoi sert un « like » si vous ne pouvez pas en revendiquer la propriété à visage découvert ? Je vous le demande. Et puis, si on ajoute un « lol », ça nous dédouane de tout, c’est bien connu…

On ne repousse pas tant les limites de la liberté d’expression, ici, que celles de l’embarras. Des choses qui se disaient jadis derrière des portes closes, entre amis, entre intimes, se disent désormais publiquement, à visage découvert, sans filtre.

Pour une ou deux personnes qui vivent un embarras très public quand leurs énormités sortent du web pour revenir les mordre au cul dans le réel, il y en a mille qui ne seront jamais embêtées, au contraire : elles vont inspirer d’autres tatas qui se gardaient une petite gêne jusque-là.

Tenez, il n’y a pas longtemps, un blogueur américain a diffusé les images d’un suicidé, tabou absolu. La tempête l’a un peu décoiffé, mais il est encore sur YouTube. Il a 17 millions d’abonnés, plus qu’au moment de sa funeste singerie.

Alors oui, moi aussi, je crains l’utilisation faite de nos données numériques pour nous vendre des sofas ou des présidents sur les réseaux sociaux. Mais je pense que j’ai encore plus peur de toutes ces pensées exprimées sans filtre par des tatas qui s’auto-amputent le muscle de l’embarras à mesure qu’ils avancent dans cette ère numérique, un « like » à la fois.

Alors, ne crains rien mon Kevin, si ça se trouve, la nouvelle d’aujourd’hui va remplir ton bar de clients. La honte fout le camp, lol.

Calmons-nous le pompon

Voici une dépêche de La Presse canadienne, datant du 23 septembre 1976 :

Le pape préfère Mme Joe Clark à Ms. McTeer

OTTAWA — Pour le pape Paul VI, Mme Joe Clark est bien Mme Joe Clark, et non pas Maureen McTeer. Ms. McTeer, comme aime se faire appeler l’épouse du leader de l’opposition, a reçu une note du Vatican lui demandant de se faire annoncer comme « Mme Joe Clark » lorsqu’elle serait reçue en audience par le pape.

Le bureau de M. Clark a confirmé mardi que la requête du Vatican avait été acceptée. Mais Ms. McTeer n’a pu se présenter devant le pape à cause d’autres engagements. Elle a rejoint son époux un peu tard dans sa tournée européenne de 17 jours.

Les Clark retournent au Canada aujourd’hui.

Selon le porte-parole du bureau de M. Clark, Ms. McTeer opte de plus en plus pour le nom de son mari, surtout lorsqu’elle a affaire aux électeurs de la circonscription albertaine de Rocky Mountain d’où vient M. Clark.

Les électeurs, semble-t-il, tout comme le pape, sont d’avis que le mouvement de libération de la femme peut avoir une mauvaise influence sur le mariage.

La « mauvaise influence sur le mariage » provoquée par une évolution dans le choix des titres honorifiques il y a 42 ans, est-ce la dictature des minorités annoncée par la supposée « fin » du Monsieur, Madame en 2018 ?

Réponse en 2060.

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