ÉDITORIAL PAUL JOURNET

JOURNÉE INTERNATIONALE DU BONHEUR Le bonheur, ce n’est pas grave

Mercredi, la confrérie humaine célébrera la Journée internationale du bonheur. Oui, du beau bonheur ! Pur comme l’air et rose comme le ciel.

C’est un idéal qui « va de soi », comme le dit la Constitution américaine. Qui peut s’y opposer ? Hum… On lève timidement la main, car il occasionne quelques dommages collatéraux.

Dans nos sociétés séculières et individualistes, le bonheur est devenu un droit. Et il ressemble de plus en plus à un devoir.

Être heureux est devenu une responsabilité face à soi-même. Chacun doit chasser ses pensées négatives, cultiver la pleine conscience, être résilient. Il faut se connaître, se réaliser. Être authentique, s’affirmer et s’afficher dans ses choix, autant au travail que dans sa consommation.

Mais il y a un revers à cette quête. Elle engendre un repli sur soi et force à réfléchir à ce qui manque. Plus on cherche le bonheur, plus on le repousse. Comme l’écrit l’essayiste français Pascal Bruckner*, se demander si on est heureux, c’est déjà ne plus l’être. Les gens finissent par être malheureux de ne pas être heureux. Ce paradoxe a d’ailleurs été observé par des chercheurs**.

Pour être clair, précisons l’évidence : ce texte n’est pas contre le bonheur. Il ne prétend pas non plus en expliquer le sens. Notre but est plus modeste : critiquer certaines dérives de cet idéal.

Le bonheur alimente aujourd’hui une véritable industrie avec ses livres en forme de recettes, ses coachs, ses applications pour cellulaire et ses experts de la psychologie positive, sans oublier les départements de ressources humaines qui s’en soucient au nom de la productivité.

Pourtant, le concept de bonheur est difficile à définir et à mesurer. Et même si ce n’était pas le cas, il resterait réducteur et superficiel. Les émotions négatives sont normales, parfois même utiles. En érigeant le bonheur en idéal, on transforme chaque source d’irritation en affront. Et on se désintéresse des autres, au risque de troquer l’empathie pour le narcissisme, comme le soutiennent les sociologues Edgar Cabanas et Eva Illouz dans leur essai Happycratie***.

Avec le recul, cela ne semble pas en valoir la peine. C’est du moins ce que conclut une des rares études longitudinales sur le bonheur****, qui a sondé un petit groupe d’hommes pendant 75 ans. Ce qui compte le plus : les relations humaines. La vie est aussi ailleurs, hors de soi.

Et l’argent dans tout cela ? À travers les sondages, deux grands constats se dégagent.

Le premier est le paradoxe noté par l’économiste Richard Easterlin. Depuis les années 40, le revenu par habitant a bondi aux États-Unis. Mais durant la même période, le niveau rapporté de bonheur, selon les sondages, a peu varié. Ce qui compte serait le revenu relatif. Soit d’être plus riche que son voisin, à qui on se compare et contre qui on rivalise sur le marché pour acquérir des biens. Autre hypothèse : durant la même période, l’entraide sociale aurait diminué, ou la santé publique (obésité, opioïdes, stress) se serait détériorée.

Le second constat est celui fait par deux Prix Nobel d’économie, Daniel Kahneman et Angus Deaton. Ils distinguent entre deux différents états : le bien-être au quotidien et la satisfaction face à sa vie. Le résultat de leur vaste analyse de sondages : pour le bien-être au quotidien, au-delà d’un revenu d’environ 75 000 $, l’argent n’a plus d’effet. Tandis que pour la satisfaction générale face à sa vie, l’argent continue d’avoir un effet, quoique décroissant, même après 75 000 $.

Le chiffre n’est pas l’important – de toute façon, il varie probablement selon la taille du ménage et le coût de la vie. Ce qui compte est ailleurs. C’est qu’en donnant accès à la santé, à l’éducation, à la sécurité et au logement, en luttant contre la pauvreté, l’État peut faire beaucoup. Il ne peut rendre les gens heureux, mais il peut réduire leur malheur.

Au fond, ce pourrait être une autre façon de qualifier la Journée internationale du 20 mars : celle de la lutte contre le malheur.

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