Carnet d’endorphines

La valeur du guerrier ne se mesure pas au prix de son armure

Dans le parc où je vais souvent courir, je croise toutes sortes de coureurs.

Parmi eux, il y a ce jeune homme au bandana rouge et en survêtement gris, qui évoque Rocky dans sa période « je bûche sur des quartiers de viande et je gobe des œufs crus ». Il ne porte pas de montre, n’écoute pas de musique et quand son visage concentré se fend d’un sourire de salutation, j’éprouve l’euphorie de celle qui a obtenu une victoire à l’arraché.

Je ne sais rien de lui, sauf une chose : c’est un puma.

Sa foulée est fluide, silencieuse, rapide. Une merveille. À peine si on l’entend toucher le sol.

Je ne sais pas pourquoi il court. Ni dans quel but. Prépare-t-il un combat de boxe contre Apollo Creed ? Un marathon ? Peut-être qu’il cherche juste à évacuer le stress de la journée ou à oublier une fille qui lui a brisé le cœur, allez savoir…

Mais le simple fait de le regarder est un rappel sur ce qu’est l’essence de la course : un sport simple, dépouillé, dont la beauté réside dans l’effort d’un corps en mouvement.

Au fil du temps, j’ai aussi fréquenté des coureurs qui étaient prêts à payer cher pour leur sport : la dernière merveille technologique au poignet, le nouveau modèle de chaussures aux pieds, trempés dans l’acrylique fluo qui compresse de façon optimale, analysés de la foulée, coachés par les pros, massés comme des bœufs de Kobé, ostéopathétisés et alimentés par les meilleurs nutritionnistes.

Ils se tapent des décalages horaires de fou pour aller courir à Tokyo, à Amsterdam, à Londres, où ils louent des chambres d’hôtel « tout près de la ligne de départ » à des prix frisant la crise cardiaque (qu’ils essaient pourtant d’éviter en galopant).

Je les comprends. Quand on a une passion, on se donne à fond, on ramasse l’addition, et tant pis pour la raison. Ne comptez pas sur moi pour critiquer les excès des passionnés, ni pour opposer les écoles de pensée. Je serais la première à vouloir courir le marathon de Tokyo.

Ou de Paris.

Mais quand je pense à mon jeune Rocky, ça m’embête qu’on puisse confondre la course avec un sport de riches, qui incite aux dépenses les plus dingues, en faisant croire aux gens que ça leur prend absolument ça, et ça, et ça (insérez ici tout ce qui vous incite à sortir la carte de crédit) s’ils veulent courir.

Non.

Ça ne prend rien. Ou si peu.

T’es un « vrai » coureur même si tu n’as pas Ze montre GPS « pareille que celle de la NASA » ou le « kit » en écaille de zèbre spécial édition du marathon de Puvirnituq (ne le cherchez pas, j’exagère).

T’es un vrai coureur même si tu éternises tes runnings qui tombent en ruine et que tes seuls shorts sont d’un magnifique jaune « moutarde de baseball » façon Village des Valeurs.

T’es un vrai coureur même si tu ne t’inscris à aucune course de ta vie et que les seuls à te « cheerer » sont les morts au cimetière (cela dit, ils sont fantastiques, toujours le bon mot pour t’encourager).

Le marathon de Londres, les masseurs, le coach privé, c’est des cerises au marasquin sur le sundae. Le sundae, c’est le son de tes pas sur un chemin de gravier par un bel après-midi d’automne.

Combien ça coûte, la course ? Le prix que tu veux y mettre.

Et ce prix-là, il a fort peu à voir avec une carte de crédit, et tout à voir avec la quantité d’œufs crus que t’as dans le ventre.

Rocky style.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.