John Gomery 1932-2021

Mort d’un homme honnête

Un jour d’automne en 2012, je suis allé rencontrer John Gomery dans sa maison de ferme, à Havelock, tout près de la frontière américaine. Il élevait quelques veaux, faisait pousser un jardin en gentleman farmer. Mais même dans cette retraite, il suffisait de parler de corruption municipale, ou de corruption tout court, pour que son visage s’empourpre.

Il avait eu vent de la corruption à la Ville de Montréal… mais à ce point ? Ce qu’on voyait devant la commission Charbonneau ? « C’est pire que je croyais », avait dit l’homme qui pourtant en avait vu.

Ici, m’avait-il dit, au conseil municipal de Havelock, on peut suivre à la trace chaque pièce de 5 cents.

Comment peut-on voler les gens ainsi à Montréal ? Comment a-t-on pu détourner des centaines de millions à Ottawa pendant le scandale des commandites ? Comment peut-on laisser faire ces choses-là ?

Il était physiquement révolté par l’idée même de corruption. Ça lui a joué des tours, parce qu’il s’en est trop ouvert aux journalistes en plein milieu de sa commission d’enquête.

Mais cette sincère indignation, qu’on pouvait croire sortie du sermon enflammé d’un pasteur protestant, en a fait une sorte de héros populaire.

John Gomery était l’incarnation de l’homme honnête, pénétré de l’éthique des affaires publiques. On le voyait rougir à la télé pour nous.

Avant d’être un commissaire célèbre, John Gomery était juge, et déjà j’aimais son style. Sous le sourire bienveillant, derrière la patience du magistrat, il y avait comme une sainte colère à la recherche d’une injustice, d’un abus de procédure, d’une absurdité du système ou d’une perversité humaine pour s’exprimer.

Il a trouvé avec la commission d’enquête sur le programme de commandites une dimension sociale et politique plus éclatante à son rôle. On peut dire qu’il a été le premier à mettre en lumière toute la corruption qui découle du système de financement des partis politiques à l’époque moderne.

Je dis : à l’époque moderne, car dès la fondation du Canada, John A. Macdonald a dû instituer une commission d’enquête sur son propre gouvernement. Une commission qui l’a blâmé sévèrement, lui et George-Étienne Cartier, pour avoir reçu du financement de compagnies de chemins de fer.

Tout est sans doute à refaire et à redire. N’empêche : dans ses rapports de 2005 et de 2006, John Gomery a mis en relief clairement les périls éthiques du financement des partis politiques.

Il a frappé jusqu’au haut de la pyramide politique, où Jean Chrétien trônait.

Je n’oublie pas qu’il a commencé en disant son admiration pour la compétence et l’honnêteté de la fonction publique fédérale, dont il étudiait les déviances. Il exposait en même temps le système d’obéissance, pour ne pas dire de servilité, qui empêche les subalternes de dénoncer les abus du système de gouvernement. Et les pressions économiques que les partis aspirant au pouvoir faisaient subir aux donateurs.

Il y a un fil qui relie la commission Gomery à la commission Charbonneau, sur la corruption au Québec – qui a trouvé des preuves accablantes sur la Ville de Montréal.

Il y a un héritage invisible de John Gomery : des lois plus sévères sur le financement des partis politiques, bien entendu. Mais surtout, une conscience, une sorte d’éveil devant la culture complaisante, corrompue, de l’argent dans les affaires publiques.

C’est un exercice, un ménage national qui est toujours à refaire. Mais pour l’avenir prévisible, on ne pourra pas le faire sans référer à un nom (re)fondateur : John Gomery.

La petite histoire de la Commission Gomery

Elle a marqué le paysage juridique canadien et toute une génération de Québécois. Retour sur la Commission d’enquête sur le programme de commandites, grand fait d’armes du juge John Gomery, en six temps.

— Léa Carrier, La Presse

Un rapport explosif

10 février 2004. La vérificatrice générale du Canada, Sheila Fraser, dépose le rapport commandé par l’ancien premier ministre du Canada, Jean Chrétien, à la suite d’allégations d’irrégularités et de malversations dans la mise en œuvre du programme de commandites. Créé en 1996 après la courte victoire du Non au référendum sur la souveraineté du Québec, le programme vise à faire la promotion du fédéralisme dans la province. Le verdict de la vérificatrice ? Une petite cellule de fonctionnaires, dont le ministre des Travaux publics de l’époque, Alfonso Gagliano, a versé des dizaines de millions de dollars de fonds publics à quelques agences publicitaires québécoises pour très peu ou pas de services au mépris de toutes les règles d’attribution des contrats.

Entrée en scène

11 février 2004. Le rapport déclenche l’ouverture de la Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires – surnommée la commission Gomery –, à la demande du premier ministre Paul Martin. John Gomery, alors juge à la Cour supérieure du Québec, la préside.

« Gomerire »

7 septembre 2004. Les audiences publiques de la commission débutent. À chacune d’entre elles, ce sont 100 000 téléspectateurs – 180 000 lors de la comparution de l’homme d’affaires Jean Lafleur – qui s’esclaffent devant les boutades du juge Gomery. Celui qu’on surnomme le « juge rieur » inspire même un nouveau verbe, « Gomerire ». Au témoin Éric Lafleur, qui a répondu être détenteur d’un brevet de pilote d’avion et d’hélicoptère lorsqu’on lui a demandé s’il avait fait des études supérieures, John Gomery a rétorqué : « C’est supérieur en hauteur, disons. »

Une tâche titanesque

De septembre 2004 à juin 2005. Au-delà des blagues, c’est une tâche titanesque qui attend le septuagénaire : saisir la signification de plus de 170 témoignages, 28 millions de documents et 30 000 pages de retranscription d’audiences. Parmi les témoins, on compte Jean Chrétien et son chef de cabinet Jean Pelletier, Alfonso Gagliano, les hauts fonctionnaires Charles Guité et Pierre Tremblay, ainsi que les représentants de dizaines d’agences publicitaires.

Une conclusion sans appel

1er novembre 2005. Après quatre mois de travail, le juge Gomery et son équipe déposent un premier rapport. La conclusion est sans appel : une partie des 332 millions alloués au programme de commandites avait été détournée par des firmes de publicité et redirigée vers la caisse du Parti libéral.

Des répercussions jusqu’aux élections fédérales

2005-2006. Dans son rapport, le juge blâme sévèrement Jean Chrétien pour sa participation dans l’affaire, sans pour autant l’incriminer. Paul Martin, qui était ministre des Finances à l’époque du programme, est également exonéré. Le haut fonctionnaire Charles Guité et le président de la société de publicité Groupaction, Jean Brault, sont condamnés respectivement à 30 et 42 mois de prison. En 2006, après 12 années au pouvoir, le Parti libéral perd les élections fédérales face au Parti conservateur.

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