Chronique

Du sang et des vêtements

Il y a bien des sujets mode à couvrir découlant du Festival de Cannes. De la couleur des petites culottes de l’actrice Sophie Marceau à l’incroyable arrogance de ces femmes qui ont osé, oui osé, non seulement marcher sur le tapis rouge sans talons hauts, mais en plus le faire alors qu’elles sont dans la cinquantaine, les controverses chiffon abondent. À chaque journée sa manchette. Et sa collerette. Et son bouffant. Portés ici par Jane Fonda, là par l’exquise Cate Blanchett.

Et puis mardi est arrivée Livia Firth sur les fameuses marches cannoises au bras de son mari Colin, l’acteur. Et soudainement, mon envie de rigoler s’est transformée en larmes. Parce que j’en ai versé plusieurs en regardant True Cost, le documentaire qu’elle vient de produire, qui a été présenté au festival et que vous pourrez voir sur vos écrans dès la semaine prochaine.

Livia Firth est la fondatrice d’Eco-Age, une agence basée à Londres qui aide les entreprises dans le monde de la mode à être plus écolo, plus éthique. Sa cause, c’est l’abominable décadence de cette industrie milliardaire, la deuxième plus polluante au monde, après le pétrole. Et une des plus tragiques aussi.

Le documentaire, True Cost, est rempli d’entrevues plus émouvantes, plus choquantes, plus tristes les unes que les autres, expliquant les vies pitoyables des femmes employées et amplement sous-payées pour fabriquer les vêtements bon marché qu’on achète chez les H & M, Forever21, Zara, Top Shop, Mango, Joe Fresh et compagnie, bref toutes ces chaînes internationales qui peuplent aujourd’hui le monde de la « fast fashion ».

Chaque dollar qu’on pense économiser en allant dans ces boutiques à prix hyper abordables est en fait puisé directement dans la qualité de vie de centaines de milliers de travailleuses vivant entre autres au Bangladesh, au Cambodge, en Birmanie, en Éthiopie. Regardez-les travailler avec leurs enfants assis ou couchés à côté d’elles à l’usine où elles triment pour parfois 2 $ par jour, écoutez les médecins parler des maladies dans les villages où on pousse à fond chimiquement la culture du coton pour qu’il soit toujours moins cher, regardez les images de la répression à Phnom Penh contre ceux qui demandent des conditions de travail décentes, re-regardez les images ensanglantées de l’effondrement de Rana Plaza près de Dacca où on fabriquait notamment des vêtements Joe Fresh et dites-moi si vous avez vraiment encore envie de porter un t-shirt à 5 $…

« Rappelez-vous que tout ce que vous achetez a été fabriqué par une personne », dit en entrevue la journaliste spécialiste d’éthique, Lucy Siegle, une autre des coproductrices du film.

Et cette personne a droit elle aussi à une vie qui a de l’allure, lance une travailleuse en larmes, interviewée par le réalisateur Andrew Morgan. Une travailleuse qui n’a pas à payer de son sang, de sa sécurité, de sa santé mentale, pour qu’on puisse porter un pantalon rose pâle deux ou trois fois pendant l’été, avant de le mettre au rancart pour en chercher un blanc ou un gris charbon, selon où la mode a décidé d’aller cette année…

La juxtaposition d’images de publicités vues ici, de boutiques archiremplies de vêtements, de ruées vers les aubaines du Black Friday ou du Boxing Day, de vidéos mises en ligne sur YouTube par de jeunes fashionistas se vantant allègrement de leurs achats au rabais, avec celles des femmes fabriquant ces « guenilles » donne juste envie de hurler.

Le problème est vaste et ce que le documentaire finit par viser, c’est le capitalisme tout entier, ce qui est un gros morceau à attaquer demain matin après le petit-déjeuner.

Ce qu’on peut tous faire, par contre – et il faut conscientiser nos adolescents à cet égard – c’est se demander, chaque fois qu’on achète un vêtement, si on est prêt à le porter 30 fois. « Ça me semble un objectif réaliste », explique Siegle, qui tient à ce que cette remise en question de la mode soit approchée de façon très terre à terre, concrète, faisable. Pour porter un vêtement 30 fois, il faut qu’il soit suffisamment de qualité et qu’on l’aime assez pour cela. À fuir : l’hyper bon marché qui ne durera qu’un été. « Du gaspillage d’argent en plus. »

Autres voies : les vêtements vintage, donc réutilisés ou alors les marques écologiques. « Il faut les encourager, car elles n’ont pas la vie facile », note la journaliste. Les investisseurs sont plus rares, les conditions d’affaires sont difficiles, car elles sont en concurrence contre des hyper géants. « Saviez-vous qu’on ouvre un H & M par jour ?, demande Siegle. Même plus en 2014. »

Pour ceux qui veulent faire les choses autrement, la marche est très haute.

Autre conseil : diversifier ses achats, faire des choix personnels, ne pas avoir peur d’être différent. Un des moteurs destructeurs au cœur de la mode et surtout « des modes » est leur pouvoir de créer des tsunamis de consommation qui peuvent ravager même les meilleures intentions. Prenez un matériau au départ écolo et créez une demande mondiale aussi soudaine que géante, et il ne pourra plus rester écologique bien longtemps, car quantité et rapidité entraînent industrialisation, pression, intensité…

S’il faut couper des millions d’arbres pour faire pousser du bambou, le nouveau matériau durable du moment, est-ce encore une bonne idée ?

Consommer éthiquement et écologiquement en mode n’a jamais été aussi complexe. Et douloureusement aussi essentiel.

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