Comment on devient Québécois

Ma grand-tante Nelly a quitté la Syrie pour New York un jour de 1969. Elle a fait le voyage par bateau jusqu’au port de Manhattan. Elle a débarqué au Pier 82 avec son mari George et leurs trois enfants. Dans leurs poches, peu d’argent. Dans leur cœur, beaucoup d’espoir.

« Il m’a fallu un an avant de défaire mes valises », m’a-t-elle raconté. Parce qu’elle n’avait pas le temps, trop occupée à sacrifier sa vie pour le bien de ses enfants. Mais sans doute aussi parce qu’il y avait là quelque chose de douloureux. Défaire ses valises, c’est renoncer à la vie que l’on a laissée derrière soi. C’est faire le deuil d’un univers que l’on a aimé même si on l’a quitté.

C’est à ma tante Nelly et à ses valises fermées que j’ai d’abord pensé en voyant le très beau film Bagages, qui sera présenté à Télé-Québec lundi à 21 h. Le film donne la parole à des jeunes nouvellement arrivés au Québec, à travers un fabuleux projet mis sur pied par leur enseignante d’art dramatique – formidable Mélissa Lefebvre, de l’école secondaire Paul-Gérin-Lajoie d’Outremont.

Qu’ils soient d’Iran, de Moldavie ou de Chine, ils ont en commun d’avoir dû quitter, souvent à contrecœur, le pays qui les a vus naître. Pour des adolescents, c’est comme un double exil. Ils viennent de quitter le pays de l’enfance, sont en quête de nouveaux repères, de leur identité.

Et voilà qu’ils sont contraints de suivre leurs parents dans un deuxième voyage qu’ils n’ont pas choisi.

L’immense valise invisible qu’ils transportent au quotidien est remplie de souvenirs et de déchirements. Devant nous, ils l’ouvrent. Ils racontent leur histoire. Leurs défis, leur solitude, leurs rêves. On les voit tentant d’expliquer et de comprendre en même temps comment on devient Québécois, tout en portant plusieurs identités.

La force de Bagages, c’est de nous faire réellement entendre ces voix que l’on n’entend presque jamais. Car, mine de rien, cela fait plus de 10 ans au Québec que l’on parle d’immigration sans vraiment en parler. On monologue sur le sujet en abordant les questions de francisation, d’accueil, d’intégration ou de laïcité. On en parle comme d’un fardeau, d’un problème ou d’une menace. Mais encore ?

Dans tous ces débats qui « parlent » d’immigration, l’immigré, lui, le plus souvent, ne parle pas. Invisible, même quand on le qualifie de « minorité visible ». On parle de lui. Mais on parle rarement avec lui.

Dix ans après la commission Bouchard-Taylor, la légende voulant que le Québec soit envahi par des immigrés extrémistes exigeant des niqabs et des accommodements est encore bien vivante. Les discours populistes de méfiance devant un groupe obscur nommé « ces gens-là » affluant aux frontières ont aussi la cote. D’année en année, de sondage en sondage, même en période d’embellie économique, on constate qu’une proportion de plus en plus importante de Québécois trouve qu’il y a trop d’immigration et que cela menace même la « pureté » du pays. Il y a 15 ans, c’était le point de vue du tiers de la population, selon CROP. À la fin de l’année 2016, près de la moitié de la population sondée disait adhérer à cette idée.

Dans un tel contexte, un film comme Bagages fait plus que jamais œuvre utile. En nous proposant cette incursion exceptionnelle dans un univers méconnu, le cinéaste Paul Tom, lui-même né de parents cambodgiens dans un camp de réfugiés en Thaïlande, contribue à faire tomber les murs entre « Nous » et « Eux ». Son film provoque la rencontre. Il ouvre la discussion, décape des préjugés, dissipe des peurs.

On voit des jeunes qui ne parlaient pas un seul mot de français en arrivant au Québec apprendre à une vitesse vertigineuse. On les voit nous livrer peu à peu leur récit à travers des ateliers d’art dramatique, des mises en scène théâtrales et des entrevues intimistes. On est séduit par leur détermination, leur sagesse, leur résilience, leur désir de s’intégrer, leur soif de liberté. On veut en connaître plus sur leurs bagages. On est touché par leurs espoirs.

« Je suis né ailleurs mais j’espère une chose : que cet ailleurs ne soit pas une frontière », disent-ils dans la conclusion particulièrement émouvante du film. « Dans ma valise, il y a maintenant une partie d’ici. Une partie de vous. Et j’espère que dans la vôtre, il y a une partie de nous. »

* Le film Bagages sera diffusé à Télé-Québec le lundi 11 décembre à 21 h et en rediffusion le mardi 12 décembre à 13 h. Il est aussi présenté à la Cinémathèque québécoise aujourd’hui et demain, en présence des membres de l’équipe et des jeunes du film pour une discussion après la projection.

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