Diversité

Constat d’échec

« Notre télévision n’est pas représentative. » Le constat est clair. Celle qui sonne la charge est Sophie Prégent, comédienne et présidente de l’Union des artistes (UDA), le syndicat des artistes qui travaillent en français au Québec et au Canada.

Selon un recensement fait par La Presse, moins de 5 % des rôles principaux des émissions de fiction québécoises les plus populaires de l’automne dernier étaient tenus par des comédiens de minorités visibles. La situation n’est guère meilleure dans les grands théâtres de Montréal, qui affichent un pourcentage inférieur à 5 % pour leur saison 2014-2015 (si l’on exclut la pièce Trois, de Mani Soleymanlou, qui a ouvert la saison du Théâtre d’Aujourd’hui et qui portait justement sur l’identité culturelle).

C’est dans ce contexte que Sophie Prégent a discuté de l’enjeu de la diversité culturelle, l’été dernier, avec le responsable de cette question à Radio-Canada. « Nous avons un bassin d’acteurs issus de la diversité. Je peux bien les proposer à tout le monde, mais si personne n’en veut, je reste avec mon catalogue », explique-t-elle.

De leur discussion est née une table ronde qui cherche des solutions à court terme à ce problème. Elle réunit TVA, Radio-Canada, les producteurs, les scénaristes, les directeurs de casting, l’École nationale de théâtre et l’UDA.

« À notre première réunion, en septembre, nous avons fait un état des lieux. Les défis sont nombreux, mais nous travaillons déjà à trouver des solutions », dit l’auteure Sylvie Lussier, qui siège au comité et coécrit, notamment, L’auberge du chien noir depuis 2003.

Les scénaristes ne pourraient-ils pas imaginer plus de personnages issus d’autres cultures ? lui a-t-on demandé. « Comme auteur, on écrit sur ce qu’on connaît, et on ne doit pas non plus caricaturer ce qu’on ignore. Pour ma part, je n’ai pas une connaissance intime des réalités d’une famille musulmane, par exemple. Ce serait tout un défi. Il faudrait plus d’auteurs qui ont grandi dans ces communautés. »

Voilà une solution. Mais comment les solliciter, ces auteurs ? Où se trouvent-ils ?

EXIT LA COULEUR DE PEAU

Pierre Pageau, coprésident de l’Association des directeurs de casting du Québec, propose de faire une plus grande place aux acteurs issus de minorités visibles, notamment en multipliant les color-blind casting.

« La plupart des rôles, que ce soit pour jouer un avocat, un médecin ou un truand, pourraient être tenus par un acteur d’une communauté culturelle, ou pas. Dans un color-blind casting, on regarde le talent du comédien, pas la couleur de sa peau », explique-t-il.

En multipliant la diversité à l’écran, d’autres acteurs, mais aussi des scénaristes et des producteurs d’origines diverses constateraient qu’il y a de la place pour eux et se manifesteraient pour changer la couleur de la télévision d’ici.

Le défi est toutefois colossal. Selon la plus récente étude de Hills Stratégies, fondée sur l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 de Statistique Canada, les minorités visibles représentent 13 % de tous les artistes qui vivent principalement de leur art, alors qu’elles forment 18 % de la population active. Ces chiffres ne distinguent toutefois pas la télévision des autres formes d’art, dont l’artisanat, par exemple.

DANS LES ÉCOLES AUSSI

À l’École nationale de théâtre du Canada, on voudrait mieux représenter la diversité culturelle, mais peu d’étudiants d’autres origines ethniques se présentent en audition, explique-t-on. « Pendant un temps, ça pouvait représenter 10 candidats sur 350. C’était minime », dit Denise Guilbault, directrice artistique de la section française de l’École.

Selon elle, le théâtre, le cinéma et télévision sont aux prises avec une spirale de stigmatisation. « Il y a des préjugés de part et d’autre. Mais si personne ne fait un pas vers l’autre, on va rester dans un statu quo absolument malheureux, qui ne reflète d’aucune façon la réalité sociale », affirme-t-elle.

Mme Guilbault veut agir. Une avenue possible serait d’offrir des ateliers aux comédiens venus d’ailleurs, qui ont fait leur formation à l’étranger et qui ont déjà entamé leur carrière. Leur difficulté se résume la plupart du temps à l’accent.

« Il faut qu’on puisse les comprendre, parce qu’il y en a dont l’accent est si fort qu’on ne les comprend pas. C’est comme quand nous, les Québécois, allions à Paris dans les années 70 et qu’on nous faisait répéter deux ou trois fois la même chose : il faut apprendre à articuler, pour que ce soit plus fluide, sans dénaturer la sonorité de l’acteur », explique la directrice artistique.

« IL FAUT SE VOIR PLUS SOUVENT »

« C’est le paradoxe de l’œuf et de la poule. Si on ne se voit pas les uns les autres, on ne se reconnaît pas. Et je peux vous le dire que, aux auditions de la diversité, on parle tous la même langue. Si on raconte la douleur, on l’exprime de la même façon, que l’on vienne d’Haïti ou du Québec », constate Mme Guilbault.

Les « auditions de la diversité » dont il est ici question auront lieu pour la deuxième année consécutive au Quat’Sous, le 23 février. « Plus d’une soixantaine de gens du milieu seront présents cette année pour voir ceux qui se seront rendus jusqu’aux auditions finales », explique l’anthropologue Jérôme Pruneau, directeur général de Diversité artistique Montréal (DAM), l’organisme qui pilote le projet.

« Quand on parle de diversité culturelle dans les arts, c’est l’ensemble de la chaîne qu’il faut revoir. Ça commence par les auteurs, mais ça va ensuite vers les distributeurs et les réalisateurs, qui prennent un risque financier en n’engageant pas exclusivement des gens connus. Car, au final, il y a un risque à prendre pour créer une vision plus inclusive de la diversité », affirme-t-il.

Comment expliquer le peu d’ouverture actuel ? L’industrie culturelle est-elle raciste ? « Non, pas du tout, rétorque M. Pruneau. Les gens font des efforts pour trouver des solutions… Après, il y a peut-être du protectionnisme : ceux qui décrochent tous les rôles ne veulent pas que ça change. C’est différent. Le Québec est un petit marché, où il y a déjà peu de boulot à offrir dans les arts. »

Aiguiser de nouveaux réflexes, faire preuve d’audace, multiplier les color-blind casting, offrir des formations : ce ne sont pas les solutions qui manquent. « Mais c’est un travail de longue haleine », prévient Pierre Pageau.

« Ça prendra au moins une génération, mais ça arrivera. Les Québécois sont curieux, intéressés, et ça vaut aussi pour ceux qui habitent en région. À ce que je sache, il n’y a pas que les Montréalais qui regardent Netflix, où l’on voit des séries avec plus de diversité », ajoute l’auteure Sylvie Lussier.

« Quand j’ai vu que 19-2, au Canada anglais, présentait un Noir dans un des deux rôles principaux, je me suis dit  : "Zut, ils sont rendus plus loin que nous" », concède Sophie Prégent.

« Maintenant, il faut passer à l’action, ajoute Denise Guilbault. Ah ! si vous saviez comme on a de bonnes intentions ! Mais visiblement, ce n’est pas assez. »

Méthode de notre recensement

Pour la télévision, notre échantillon était composé des émissions de fiction figurant dans le top 30 francophone Numeris de la semaine du 17 novembre 2014. Pour calculer la proportion d’acteurs issus des minorités visibles, nous nous sommes référés exclusivement aux personnages mis de l’avant sur le site internet de ces émissions. 

Du côté du théâtre, nous avons considéré l’ensemble des rôles de la programmation 2014-2015 des institutions montréalaises membres des Théâtres associés. Nous avons examiné seulement la programmation des salles principales de ces théâtres. Nous avons également exclu la pièce Trois, de Mani Soleymanlou, en raison de l’ampleur de sa distribution, qui faisait une large place aux comédiens de différentes communautés culturelles.

Diversité culturelle

L’égalité des chances à la française

La France a adopté une loi sur « l’égalité des chances » il y a 10 ans. Résultat : la proportion d’acteurs issus de minorités visibles a pratiquement doublé au petit écran. « Mais attention : si ça peut paraître gros, on ne se retrouve pas avec des volumes extraordinaires non plus », nuance Éric Macé, sociologue et professeur à l’Université de Bordeaux. C’est la crise des banlieues qui a mené l’Hexagone à revoir la représentation de ses minorités à l’écran. Alors qu’ils étaient quasi absents, les acteurs « de couleur » obtiennent aujourd’hui près de 20 % des rôles.

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