les autochtones et la dpj

« Comme un deuxième pensionnat »

Des autochtones du Québec accusent la Direction de la protection de la jeunesse d’être comme les anciens pensionnats et d’effacer leur culture. Des jeunes racontent avoir été brisés après une enfance passée « dans le système ». Un récent jugement de la Cour du Québec blâme les services de protection de la jeunesse pour avoir « lésé les droits » d’un enfant algonquin en le plaçant dans une famille d’accueil blanche.

Un reportage de Gabrielle Duchaine et d’Olivier Jean

« Ça m’a brisé »

LAC-SIMON — « Ça m’a brisé. Ça m’a brisé de toutes sortes de manières. Je ne sais pas comment l’expliquer. Va demander à mon père comment il s’est senti après avoir vécu les pensionnats. On n’est pas capable de le décrire. On pourrait dire que ça déchire l’âme. »

Xavier Moushoom est un Algonquin de Lac-Simon, près de Val-d’Or, en Abitibi.

Il a 30 ans. Il est en couple. Il a un emploi qui le stimule et une maison où il nous accueille. On pourrait dire que la vie lui sourit.

Il n’en a pas toujours été ainsi.

Xavier est un « enfant du système », pour reprendre ses mots. Il y est entré à l’âge de 8 ans pour n’en ressortir qu’à sa majorité. Il a vécu dans « 12 ou 14 » familles d’accueil, presque toutes non autochtones.

« Ma culture a commencé à se dissoudre. J’ai perdu mon algonquin. À un moment donné, je ne le parlais plus. Ça n’a pas pris de temps. Huit mois peut-être. »

Il est entré dans la vie adulte complètement perdu. Déchiré entre deux cultures, la sienne et celle dans laquelle il a grandi. 

À 18 ans, il ne savait pas trapper ou poser un collet comme les autres jeunes de son âge. Sa langue s’était érodée. Sa propre communauté lui faisait peur.

« Ç’a été stressant parce que c’est pas mal ghetto, Lac-Simon. On a pire réputation que Montréal-Nord », dit-il en souriant.

Il a sombré dans l’alcool et dans la drogue. À 22 ans, c’est grâce à un vieil Algonquin, un « dompteur de jeunes » qui l’a emmené vivre un an et demi en forêt, qu’il s’est retrouvé.

« Je me cherchais vraiment. Il me semble que j’aurais dû être équipé. Moi, je considère [la DPJ] comme si c’était l’étape suivante du pensionnat. Ça brise. C’est pas censé être comme ça, mais ça brise. »

« Déracinés »

À Lac-Simon, plus de la moitié de la population a moins de 12 ans. C’est près de 800 enfants. Cela ne compte pas les adolescents.

Selon des chiffres fournis par le centre jeunesse de l’Abitibi, au 1er janvier 2017, 148 enfants de la communauté vivaient en famille d’accueil, dont le quart (35 enfants) chez les Blancs. 

C’est trois fois moins qu’il y a 10 ans, souligne le directeur de la protection de la jeunesse, Philippe Gagné, mais c’est encore trop, martèle le conseil de bande.

« Quand les jeunes qui grandissent hors de la communauté reviennent ici, ils ont perdu leur culture. Ils ont perdu leur langue. Ils ne font plus de lien avec leur famille. Ils reviennent brisés et déracinés. » 

Lucien Wabanonik, membre du conseil de bande de Lac-Simon 

Dans son bureau, il reçoit chaque semaine des parents découragés ou en colère qui se sentent incompris ou jugés par les intervenants sociaux.

Des parents comme Louisa*, qui se bat pour que son garçon de 3 ans revienne vivre au sein de la communauté. Elle en a perdu la garde il y a plusieurs années. La maman de 25 ans ne vous dira pas qu’il doit habiter avec elle. Elle a encore plusieurs défis à surmonter. Mais elle tient à ce que le bambin grandisse avec des autochtones. 

Lors de notre passage, à la fin du mois d’octobre, l’enfant était en visite chez sa mère. Elle avait les yeux éteints. Elle le voit neuf heures par mois en trois périodes de trois heures. Elle lui parle algonquin, mais il ne comprend presque plus. « Nous, on demande qu’il revienne à Lac-Simon. Je veux qu’il puisse vivre comme les enfants de Lac-Simon », dit la grand-mère du bambin.

En août, dans un jugement obtenu par La Presse, le juge Jacques Ladouceur, de la Cour du Québec, blâme la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) pour avoir « lésé les droits » de cet enfant en le plaçant dans une famille d’accueil blanche, et ce, contre plusieurs avis du tribunal.

En effet, si le garçon a passé les neuf premiers mois de sa vie avec sa grand-mère maternelle à Lac-Simon, il a ensuite déménagé dans une famille d’accueil allochtone à une heure de route de la réserve.

Durant la première année, la cour a tranché que l’enfant n’avait « pas encore créé de liens significatifs avec les parents d’accueil », mais la DPJ n’a fait aucune démarche pour lui trouver une famille autochtone. Il a fallu qu’une juge l’ordonne à l’été 2016.

Deux mois plus tard, les démarches n’avaient toujours pas été entreprises, dit le jugement. 

En novembre 2016, le tribunal a ordonné que l’enfant soit hébergé en famille d’accueil autochtone dans sa communauté, en indiquant que la grand-mère pouvait accueillir son petit-fils. Plutôt que d’obtempérer, la DPJ a porté la décision en appel. Lorsque la cause a été entendue, en 2017, il était trop tard. Le garçon avait déjà développé un lien d’attachement avec sa famille d’accueil blanche.

Tout en critiquant sévèrement le travail des intervenants sociaux et leur manque de sensibilité à la culture autochtone, le tribunal a ordonné que le garçon reste avec cette famille jusqu’à sa majorité.

Sa grand-mère n’y comprend rien. « J’étais prête à le prendre. Je voulais l’avoir avec moi », dit la femme au visage de lune en essuyant ses larmes.

« Crise humanitaire »

Le placement des enfants autochtones loin de leur culture n’est pas un problème unique à Lac-Simon. Il fait des ravages partout au Canada. En novembre, la ministre fédérale des Services aux autochtones, Jane Philpott, a qualifié la situation de « crise humanitaire ». 

Le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Canada, Perry Bellegarde, a appelé ses membres à prendre immédiatement le contrôle des services d’aide à l’enfance.

Plus facile à dire qu’à faire.

Au Québec, c’est la DPJ qui chapeaute le placement des enfants des communautés autochtones. Partout dans la province, les centres jeunesse ont établi des ententes avec les communautés dans le cadre desquelles le directeur de la protection de la jeunesse a délégué certains pouvoirs à une instance autochtone. Si elles n’ont pas le plein contrôle, les communautés ont au moins un certain droit de regard sur leur jeunesse à risque.

Partout, sauf en Abitibi-Témiscamingue et dans ses six communautés autochtones, où il n’existe aucune entente du genre. C’est dans cette même région que l’on compte le plus grand nombre d’enfants autochtones (681 l’an dernier) pris en charge par la DPJ, selon le ministère de la Santé. 

« Le système réduit nos femmes au silence, dénonce la chef de Lac-Simon, Adrienne Jérôme. Les parents se déresponsabilisent. Il y en a qui sont suivis depuis 20 ans. »

Sur la réserve de 2000 habitants, les tensions sont de plus en plus vives entre les résidants et les intervenants sociaux. Ces derniers évitent même de sortir à pied dans les quelques rues du village. Il est arrivé que la voiture des travailleuses sociales soit encerclée.

En juin, dans un geste aussi rare que symbolique, le conseil de bande a envoyé une lettre au directeur de la protection de la jeunesse en personne exigeant le « retrait immédiat » d’une intervenante du centre jeunesse affectée à Lac-Simon.

Le conseil dénonce « une pratique et une mentalité colonialistes tout à fait déplacées ». « Nous refusons catégoriquement d’être traités comme des personnes n’ayant pas de droit parental. »

La lettre mentionne aussi l’existence d’une pétition contre l’employée, pétition que « plusieurs familles n’ont pas voulu signer par crainte de représailles ». 

En septembre, des membres de la communauté, dont la chef, ont profité d’une réunion du caucus du gouvernement Couillard pour manifester à Val-d’Or contre « l’approche » de la DPJ.

Le mois suivant, lors d’une assemblée générale marquée par les témoignages de parents en larmes à laquelle nous avons assisté, les Algonquins de Lac-Simon ont adopté une motion mandatant les élus de ramener la gestion complète et totale de la protection de la jeunesse au sein de la communauté.

La nation atikamekw du Québec a réussi cet exploit cette semaine au terme de 20 ans de négociations avec le gouvernement provincial. Il s’agit de la seule nation autochtone au Canada à détenir de tels pouvoirs. 

Lors de l’annonce, le ministre des Affaires autochtones, Geoffrey Kelley, a souligné que le Québec « a rendez-vous avec la jeunesse autochtone ». « Si on manque ce rendez-vous, on va être confrontés à une autre génération aux prises avec les problèmes que l’on connaît. »

Une génération comme celle de Xavier Moushoom.

Comme celle aussi de Constance (la loi nous interdit de donner son vrai nom). À 17 ans, l’Algonquine vit au centre jeunesse de Val-d’Or depuis cinq ans. C’est là qu’on la rencontre.

Elle y a été placée après qu’elle a commencé, vers 12 ans, à fuguer de chez sa famille d’accueil blanche d’Amos. « Je voyais d’autres Algonquins dans la rue et ils ne parlaient pas comme moi. Ils n’avaient pas le même accent que moi. Je ne me sentais pas normale. J’étais comme une extraterrestre. » Plus d’une fois, elle a tenté de parcourir à pied les 106 km qui la séparaient de la réserve. Elle n’a jamais réussi. « Je voulais savoir d’où je venais. »

Pourtant, en matière de protection de la jeunesse, on est loin, très loin à Lac-Simon de l’autonomie gagnée cette semaine par les Atikamekw.

« On veut fonctionner autrement, plus près de notre identité et de notre culture. On veut que les parents et les familles élargies participent. On veut être plus inclusifs, dit M. Wabanonik. Dans un contexte post-pensionnat, la DPJ n’a pas la sensibilité suffisante. »

À petite échelle, Adrienne Jérôme accuse les intervenants et les juges de Val-d’Or qui entendent des dossiers de protection de la jeunesse de ne pas accorder de crédibilité aux thérapies basées sur la tradition algonquine qui sont entreprises par les parents.

Elle nous emmène en voiture à quelques kilomètres du cœur du village, dans un camp qui sert aussi de lieu de guérison. Un tipi pour échanger avec un aîné ou entre parents. Une hutte à sudation. Un grand foyer extérieur. « Ce sont des méthodes ancestrales de guérison qui ont fait leurs preuves. Qui nous permettent de nous retrouver, mais la DPJ n’en tient pas compte. On a des parents qui font neuf mois de thérapie et ce n’est pas considéré à la cour. »

À plus grande échelle, on veut réduire la proportion d’enfants placés à l’extérieur de la communauté. « On manque de familles d’accueil dans la communauté entre autres parce qu’on manque de logements. Il nous manque 300 logements et il n’y a pas eu de nouvelles constructions en quatre ans », déplore Lucien Wabanonik.

Comme quoi, rien n’est facile.

* Nom fictif

Trois générations « dans le système »

LAC-SIMON — Mikis a grandi au pensionnat et dans une famille d’accueil blanche. Elle y a vécu cinq ans. Cinq ans loin de ses parents, de sa culture et de sa langue.

Quand elle est devenue adulte, ses enfants lui ont été retirés par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) et ont été placés, comme elle, dans des familles allochtones. Ils y ont passé près de 10 ans.

Trente ans plus tard, c’était au tour de ses petits-enfants de tomber dans la ligne de mire des services sociaux. Leur mère, sa fille, s’est suicidée.

Trois générations. Trois fois la même histoire.

Mikis nous accueille dans sa maison de Lac-Simon. Ses petits-enfants, trois garçons joufflus et souriants, jouent dehors avec leur grand-père. La femme de 52 ans s’est battue pour en avoir la garde après la mort de sa fille. Il n’était pas question que, comme elle et comme leur mère, ils grandissent loin de leur communauté.

« J’étais rendue que je connaissais le système. Je me suis dit : “Je ne me laisserai pas piétiner.” Je suis allée en cour. J’ai réussi à les avoir avec moi. »

Mikis (prononcer Miguish), c’est son nom spirituel. Ça veut dire « perles » en algonquin. La Loi sur la protection de la jeunesse nous interdit de l’identifier.

C’est elle qui a proposé que nous utilisions ce pseudonyme. Il a une signification particulière, puisque son récit commence par l’histoire d’une fillette arrachée à sa culture et se termine avec la lutte d’une grand-maman pour que ses petits-enfants puissent conserver la leur.

La première génération

Nous sommes au tout début des années 70. Mikis a « 4 ou 5 ans ». Comme les autres enfants autochtones de son âge, la fillette doit quitter sa famille. Elle a atteint l’âge de l’école, l’âge du pensionnat.

Elle intègre celui de Saint-Marc-de-Figuery, tout près d’Amos, où vivent aussi ses frères et sœurs. Elle garde de l’endroit un souvenir bien précis : « Quand on parlait en algonquin, ils nous faisaient tendre la main et ils nous donnaient des coups de règle. Une règle en bois avec une bordure en métal. »

L’école résidentielle ferme officiellement ses portes en 1973. L’enfant et sa sœur sont alors placées dans une famille d’accueil blanche à Senneterre, où elles vont à l’école. Elles y vivront encore quelques années, jusqu’à ce que leur famille s’installe dans la réserve de Lac-Simon, où il y a une école. Maintenant préadolescentes, Mikis et sa sœur rentrent à la maison.

« Ce n’était plus pareil. J’avais perdu l’affection de mes parents. Je me souviens que j’étais très proche de mon père avant. Il me donnait beaucoup d’affection. Quand on est revenues, le lien avait changé. »

La deuxième génération

En 1992, alors qu’elle est mère de six enfants et enceinte d’un septième, la tragédie frappe. Sa fille de 14 mois meurt dans un incendie. C’est le début d’une longue spirale. « Ça m’a brisée. »

Quelques mois plus tard, Mikis frappe à la porte de la DPJ. Le deuil est difficile à surmonter et la femme est victime de violence conjugale. Elle a peur de mourir. « J’ai demandé un peu de répit. Je voulais que mes enfants soient en sécurité. Je n’arrivais plus à m’en occuper », raconte-t-elle.

Elle ne récupérera leur garde que huit ans plus tard, au terme d’une longue bataille. « Je me suis laissé écraser. Je ne connaissais rien. » Selon elle, une dizaine de travailleurs sociaux se sont occupés de son dossier. Un roulement de plus d’un par année. « Tout était toujours à recommencer. »

Au début, elle a sombré dans la drogue et l’alcool. Elle a tenté de se tuer. Puis elle a fui sa communauté et elle s’est reconstruite.

Durant leur placement, les enfants ont bougé. Plusieurs ont vécu dans des familles d’accueil non autochtones.

La mère se souvient que sa fille avait apporté un petit lexique illustré en algonquin. « La famille d’accueil l’a jeté », dit-elle.

Elle accuse les familles allochtones de « faire croire à nos enfants qu’on les laisse tomber ».

« Ça a un impact quand les enfants reviennent chez leurs parents. Ils ont vécu des choses, mes enfants, dans ces familles-là. Ils perdent leur culture, leur mode de vie. Le lien avec les parents est brisé. »

La troisième génération

Ce déracinement, croit la mère, n’est pas complètement étranger au suicide de sa fille. Elle raconte que cette dernière souffrait depuis longtemps d’un grand mal-être. 

« C’est comme un deuxième pensionnat, la DPJ. Ils veulent briser notre culture. Aujourd’hui, il y a des jeunes qui sortent de là et qui se déchirent entre eux. Il y a beaucoup de suicides. »

C’est arrivé en mars 2011. La femme de 26 ans, mère de trois garçons de 1, 2 et 8 ans, a été retrouvée pendue chez elle par son frère.

Quand elle est morte, la jeune maman vivait une peine d’amour, elle luttait contre des problèmes de consommation, elle était dépressive et elle avait fait l’objet de plusieurs signalements à la DPJ au fil des ans.

Lorsqu’elle a accouché de son plus jeune, l’hôpital a refusé de la laisser partir avant qu’elle ne voie un intervenant social. Un autre signalement.

« Elle avait peur de la DPJ. Elle en parlait tout le temps. Tous les jours. C’était rendu qu’elle s’enfermait dans sa maison la porte barrée et les rideaux fermés. Elle était fatiguée. Elle était à bout. »

Quand Mikis a vu la corde dont s’était servie sa fille, elle a flanché. Elle se l’est passée autour du cou et s’est elle aussi laissée tomber dans le vide. Son conjoint l’a attrapé à temps.

« Je la comprends, ma fille. Quand tu te fais arracher tes enfants et qu’ils te disent qu’ils vont être placés à majorité, que tu es limitée dans tes visites. Ça fait mal pour une maman », dit-elle en pleurant.

La jeune femme a laissé une lettre. Sa mère nous l’a montrée. La défunte n’y nomme pas les services sociaux, mais la quinquagénaire est convaincue qu’elle y fait référence à mots couverts dans certains passages.

« Personne ne remarque tes larmes, ta souffrance, ta tristesse… Mais tout le monde remarque tes erreurs », lit-on.

« Les mots sont plus blessants que les coups. »

« Lorsqu’une personne te raconte ses problèmes, ça ne veut pas dire qu’elle se plaint. C’est qu’elle te fait confiance. »

Une journée avec la DPJ

Le directeur de la protection de la jeunesse de l’Abitibi-Témiscamingue nous a invité à passer une journée avec lui pour répondre aux critiques de la communauté et discuter des enjeux propres à la clientèle autochtone.

Oui à plus d’autonomie

« Il faut absolument freiner l’exode des jeunes autochtones vers des ressources allochtones. » Philippe Gagné, DPJ de l’Abitibi-Témiscamingue, le dit d’emblée : il est disposé à donner des pouvoirs aux communautés autochtones. Il a d’ailleurs eu plusieurs rencontres avec les gens de Lac-Simon. « La seule région administrative qui n’a pas de telles ententes avec les communautés, c’est l’Abitibi-Témiscamingue. Il est temps de migrer vers des ententes où les instances autochtones auraient une plus grande responsabilité », dit-il. Il y a un bémol. « Mon message a été très clair : la DPJ ne peut pas être l’artisan de cette démarche. Si on veut quelque chose qui fonctionne et qui est à la hauteur de la capacité des communautés, il faut que les communautés soient les artisans de leur projet. »

L’exception abitibienne

Pourquoi les autochtones de la région sont-ils les seuls à n’avoir aucun pouvoir dans la protection de leur jeunesse ? Selon Philippe Gagné, l’échec d’un projet de prise en charge autochtone à la fin de 1990, faute d’argent, a « laissé un goût amer ». Il ajoute : « L’intensité et l’ampleur du soutien requis pour les enfants des communautés, ça refroidit un peu. Le fait, également, de devoir prendre des décisions qui sont impopulaires, tranchées, déchirantes. Il y a des conseils qui se demandent s’ils sont en mesure d’assumer ça. » Sylvie Leblond, directrice adjointe, programme jeunesse, soulève l’enjeu du recrutement. « Il faut que le personnel soit à l’aise d’aller travailler pour une communauté qui va être le patron et qui va être capable de soutenir les décisions. » Elle ajoute : « Parfois, on prend des décisions qui sont difficiles à comprendre de l’extérieur. Et la charge émotive, c’est souvent les leaders qui la reçoivent. Même s’il y a une prise en charge par les communautés, la loi sera toujours appliquée, donc, des décisions qui ne feront pas l’affaire. »

Moins d’enfants loin de leur culture

Chiffres à l’appui, Philippe Gagné affirme que son organisme a multiplié les efforts depuis quelques années pour diminuer le nombre d’enfants placés chez des allochtones. Il y a un peu moins de dix ans, la DPJ a établi l’obligation de tenir un conseil de famille lorsque survient un signalement pour impliquer les proches. « De plus en plus, notre pratique est de maintenir les enfants auprès de personnes culturellement pertinentes. » On a aussi instauré un nouveau processus de retrait des enfants. L’intervenant vérifie d’abord si la famille élargie peut recevoir l’enfant. On se tourne ensuite vers des amis, vers la communauté, puis vers une famille autochtone hors de la communauté. Les familles allochtones sont « un dernier recours », assure le DPJ. En 2017, 24 % des enfants placés de Lac-Simon vivaient avec des Blancs : 9 % ont été placés dans ces familles après les changements de pratiques et 16 % ont été placés jusqu’à leur majorité il y a plusieurs années. Il y a dix ans, « c’était l’inverse ».

Pourquoi pas 100 % ?

Un quart des placements (35 enfants) chez les Blancs, c’est encore trop, dit le conseil de bande. Pourquoi ne pas placer tous les enfants chez des autochtones ? « À un moment donné, on se bute à l’épuisement des ressources du milieu, explique M. Gagné. Il arrive qu’on évalue des milieux pour recevoir des enfants et qu’on ne puisse pas les accréditer. Ça fait également partie de la réalité. Les critères, les antécédents, aussi la capacité d’accueil d’une famille… Des fois, grand-maman ne va pas bien non plus. Je n’enverrai pas un enfant dans une famille dans laquelle il y a un préjudice pour sa sécurité. Bien souvent, la surpopulation fait en sorte que les grands-parents, l’oncle, la tante demeurent dans la même maison que les parents. Ça aussi, ça nous limite dans les possibilités d’utiliser la famille élargie. »

Le spectre des pensionnats

Le spectre des pensionnats plane sur la relation entre les familles de Lac-Simon et les intervenants sociaux. Karine Dessureault travaille dans la communauté. « On fait affaire à des familles qui sont extrêmement méfiantes, blessées, avec qui la base est de créer un lien significatif pour faire descendre la méfiance et aller chercher la collaboration des gens. C’est un défi parce qu’on travaille avec des familles qui ont vécu des blessures dans le passé, qui ont grandi avec ça, et des fois, nos interventions peuvent être perçues comme des choses qu’ils ont déjà vécues », dit la jeune femme. Elle assure avoir réussi à créer des liens positifs en ajustant ses interventions à la culture du milieu. Elle donne l’exemple du silence. « Les silences, c’est très important dans la culture autochtone, et quand on ne connaît pas ça, ça peut susciter le malaise. On pense que la discussion est terminée, mais elle n’est pas terminée et ça nous amène vers autre chose. »

L'intimidation

Le contexte dans lequel interviennent les travailleurs sociaux à Lac-Simon est parfois tendu, racontent les employés. Sandra Falardeau, chef de service à Lac-Simon, raconte qu’il arrive par exemple que des résidants se rassemblent autour de la voiture d’une intervenante en route vers une intervention. Depuis la mort du policier Thierry Leroux, tué lors d’une intervention dans une résidence de la communauté, les employés du centre jeunesse se promènent tous avec une radio lorsqu’ils vont chez les gens. « Tout le monde était très inquiet sur la communauté, entre autres les services publics. Ce qu’on voulait, c’était être encore capable d’aller dans le milieu avec un sentiment de sécurité », explique Nancy Burrows, elle aussi chef de service. Le directeur le dit : « Oui, il y a des situations d’intimidation de la part de membres de la communauté envers le personnel de la DPJ. Oui, ça peut [les] effrayer. C’est avec tout ça qu’on travaille. »

Encore la crise du logement

Depuis des années, les Algonquins réclament de nouvelles maisons. Il en manquait 300 il y a cinq ans. Il en manque toujours autant. Actuellement, 2000 personnes vivent dans les 300 maisons existantes, dont certaines sont en très mauvais état. Philippe Gagné joint sa voix à celles des habitants de Lac-Simon. « Réglons la situation du logement. Donnons de l’air aux familles, donnons-leur la possibilité d’évoluer dans une intimité familiale, et je pense que ça fera un monde de différence. Il y a un grave problème de surpopulation. Une femme qui vit de la violence conjugale, donnez-lui l’occasion d’avoir une solution réelle à sa situation. Est-ce que c’est un vrai choix de rester avec ton conjoint quand tu sais que tu n’auras pas de maison ? »

Bienvenue à L’Étape

Sur 55 résidants, plus de la moitié des jeunes hébergés au centre de réadaptation L’Étape de Val-d’Or sont autochtones. Un record, selon Marie-Claude Duval, adjointe à la direction programme jeunesse. Ici passent des jeunes qui, pour toutes sortes de raisons, ne peuvent pas être hébergés en famille d’accueil. Certains souffrent de problèmes de consommation. On accueille quelques fois par année de jeunes rescapés d’un pacte de suicide. « Ce sont des communautés lourdement affectées par des problèmes sociaux. Et il y a beaucoup plus d’enfants qu’avant. Il y a énormément de problèmes et énormément d’enfants. » À L’Étape, il n’existe pas de programmes destinés spécifiquement aux membres des Premières Nations. Guilaine, intervenante, nous explique qu’elle emmène des groupes faire du canot l’été et demande à ses jeunes de faire de la cuisine traditionnelle. Mme Duval observe : « C’est des jeunes qui parlent très bien français. Ils ne parlent plus algonquin. Ils sont stimulés par la télévision et les appareils électroniques. Ils sont très modernes. Ils se comportent comme le reste des jeunes. » Exactement ce que redoutent les communautés.

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