OPINION ALAIN DUBUC

Les amis québécois de Donald

Les menaces du président américain de déchirer l’ALENA, la multiplication des gestes qu’il a posés pour en trahir l’esprit et la lettre, comme les tarifs sur l’acier et l’aluminium, peut-être sur l’automobile, son offensive contre le bois d’œuvre et les avions, ont déclenché au Canada un vaste mouvement de solidarité.

Mais Donald Trump peut compter sur d’improbables alliés de ce côté-ci de la frontière. C’est le cas de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), l’organisme qui a pour vocation de diffuser les points de vue de la gauche syndicale et des courants dits progressistes.

Avec un sens du timing franchement malheureux, juste après les débordements du G7, l’IRIS a pondu une « note socio-économique » qui dit en substance que ce ne serait pas une mauvaise chose de mettre fin à ce traité : « Dans le cas de l’ALENA, on peut même se demander s’il est avantageux de préserver un accord dont les bénéfices ne sont pas évidents. »

Bien sûr, les gens de l’IRIS ne sont pas des partisans de Donald Trump. Mais en reprenant, comme c’est leur habitude, les crédos et les réflexes automatiques de la gauche folklorique, dans ce cas-ci son opposition viscérale aux traités de libre-échange, ils se retrouvent malgré eux du même bord que Donald Trump, dont ils deviennent, pour reprendre un terme bien connu dans leur mouvance politique, les alliés objectifs.

Ce n’est pas un simple hasard. Les raisons qui amènent le mouvement syndical traditionnel à s’opposer à l’ALENA sont exactement les mêmes que celles qui ont inspiré le président américain.

Le protectionnisme est enraciné dans la culture syndicale. Avec la logique défensive qui lui est propre, elle voit l’ouverture de l’économie aux autres pays comme une menace pour les emplois, d’autant plus que, dans une vision statique de l’économie, elle ne tiendra pas compte de l’autre côté de l’équation, les emplois que permettra de créer notre propre accès à ces marchés étrangers. Le mouvement syndical a ainsi été au cœur des batailles contre les différentes ententes favorisant l’ouverture des marchés.

On assiste à la même chose aux États-Unis, où le protectionnisme est traditionnellement défendu par le parti démocrate en raison de ses liens étroits avec les grandes organisations syndicales. Mais il y a eu un revirement, quand Donald Trump a repris ce thème, justement pour ravir aux démocrates leur base ouvrière traditionnelle. On peut d’ailleurs noter, dans le discours du président, dans sa défense des travailleurs et des fermiers, des accents presque prolétariens qui reflètent une vision figée de l’économie, celle de l’industrie lourde et des secteurs traditionnels.

Si la position de l’IRIS, parfaitement prévisible, n’étonnera personne, la pauvreté de l’argumentaire de cette étude a de quoi surprendre.

L’essentiel de la démarche consiste à regarder quelle a été la performance économique du Canada depuis 1994, date de la signature de l’accord, pour voir si on peut déceler depuis un essor ou des progrès qui pourraient être attribués à l’ALENA. L’IRIS conclut que non.

Il y a une énorme faille dans cette approche, un trou béant, qui lui enlève toute sa pertinence. Pour le Canada, la signature de l’ALENA, en 1994, n’a été ni un événement politique marquant ni un point tournant économique. Le grand virage, ce fut la mise en œuvre de l’Accord de libre-échange (ALE) avec les États-Unis en 1988. C’est à ce moment que s’est produit le véritable électrochoc qui a contribué à transformer l’économie canadienne. Regarder ce qui s’est passé à partir de 1994 ne veut strictement rien dire.

L’idée de ce libre-échange n’est pas le produit de « la libéralisation massive promulguée par l’axe Thatcher-Reagan », comme le croit l’IRIS. C’est plutôt la principale recommandation d’une commission royale d’enquête sur l’avenir de l’économie, la commission Macdonald, lancée en 1982 par le gouvernement Trudeau, qui a remis son rapport au gouvernement Mulroney en 1985. Celui-ci a lancé des négociations qui ont mené à une signature en 1987. La ratification, en 1988, a été au cœur de la campagne électorale peut-être la plus déchirante depuis l’après-guerre.

Quelques années plus tard, quand les États-Unis se sont engagés dans une démarche similaire avec le Mexique, c’est le Canada qui a insisté pour participer au processus, pour éviter l’isolement.

Cet accord à trois, l’ALENA, était plus complet, mais essentiellement, il ne faisait que prolonger l’ALE et ne changeait pas grand-chose pour le Canada, puisque son élément le plus significatif était l’ouverture du marché mexicain qui ne représente pas, pour le Canada, un potentiel considérable.

On le voit à certains chiffres. Le virage qui a fait en sorte que le commerce extérieur a joué un rôle beaucoup plus important s’est fait au moment de l’ALE : la part des exportations dans le PIB, de 25,05 % en 1989, a bondi à 36,11 % en 1995, pas loin de son niveau actuel. C’est là que ça s’est passé.

Mais les chiffres, de toute façon, ne disent pas tout. L’ALE et l’ALENA, ce ne sont pas seulement des volumes d’exportation et d’importation, ce sont aussi des investissements, un élargissement des activités de nos entreprises, la création d’un nouvel espace économique, et surtout, un cadre qui permet de civiliser le commerce international, de protéger jusqu’à un certain point contre l’incertitude et l’arbitraire.

Ce qu’on voit actuellement, avec tous les gestes du président Trump qui trahissent les principes de cet accord, c’est de quoi pourrait avoir l’air un environnement sans ALENA. Ce n’est pas joli.

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