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Édition du 17 février 2018,
section ACTUALITÉS, écran 11
Québec — Les négociations entre le gouvernement du Québec et les médecins étaient depuis des années synonymes d’affrontements douloureux. En 2014, du côté des malades, on appréhendait encore des débrayages massifs, les « journées d’études » de 2002 où les médecins s’étaient réunis au Stade olympique pour faire plier le ministre de la Santé, François Legault.
C’était l’époque ou les Régies régionales envoyaient des citations à des spécialistes pour les forcer à combler des quarts de travail. C’est avec ces moyens de pression en toile de fond que le ministre Legault avait signé une lettre d’entente assurant aux médecins québécois que leurs revenus allaient être alignés sur ceux de leurs collègues des autres provinces. « Il nous a mis le bras dans le tordeur de l’équité », disait encore hier le premier ministre Philippe Couillard.
C’est sans ces collisions cette fois que s’est conclue la semaine dernière la ronde des négociations avec les médecins spécialistes. Sans le rituel classique où les fédérations passent par-dessus les ministres de la Santé et du Trésor pour régler directement avec le premier ministre. Il faut dire qu’en mettant sur la touche, dès le début, son caustique ministre de la Santé, Gaétan Barrette, Philippe Couillard réduisait les risques de collision.
Pour éliminer toute ambiguïté, M. Couillard a passé lui-même un coup de fil à la présidente des spécialistes, Diane Francoeur, pour l’assurer que le ministre Barrette était écarté de la négo. Le ministre comptait intervenir indirectement sur les discussions avec l’application de ses lois 20 et 130. Il était prêt à aller jusqu’à la loi spéciale pour avoir gain de cause. Or à huit mois des élections, Philippe Couillard n’avait vraiment pas besoin d’un nouvel affrontement avec les médecins.
Il semble que le ministre Barrette craignait que l’argent consenti aux spécialistes vienne grever son budget 2018-2019, réduisant du même coup sa marge de manœuvre pour satisfaire les attentes, coûteuses, des infirmières débordées.
Québec a rendu publics hier les paramètres de l’entente avec les spécialistes, une annonce forcée – l’opposition péquiste comme caquiste marquait quotidiennement des points en soutenant que Québec avait, encore une fois, permis aux médecins de passer à la caisse. La démagogie est facile quand il s’agit de soumettre à la vindicte populaire des médecins qui gagnent plus de 350 000 $ par année. Et le PQ, comme la CAQ, ne s’est pas privé.
Pour eux, le gouvernement n’avait qu’à déchirer les ententes convenues en 2007 et en 2014. Curieusement, à l’automne 2012, le ministre des Finances, Nicolas Marceau, ne parlait pas de renier le passé, mais plutôt d’étaler les hausses promises. « J’aimerais bien qu’on ouvre et qu’on étale sur une plus longue période le rattrapage qui était convenu. Je ne remets pas en cause le fait qu’un rattrapage soit nécessaire, mais je pense que le rythme du rattrapage pourrait être plus lent », disait-il. Or cet étalement allongé est au centre de l’entente dévoilée hier par Québec.
Passé dans l’opposition, le PQ avait hier un autre discours : « C’est un gouvernement qui est en crise, crise qu’il a générée lui-même. C’est un gouvernement complaisant avec les spécialistes, qui n’a pas été capable de mettre son pied à terre », a dit la péquiste Diane Lamarre. Élu, le PQ se débarrasserait de cette entente, assure-t-elle. Même discours du côté de la Coalition avenir Québec. François Paradis a dit : « [On assiste à] une tentative de diversion libérale, un exercice de relations publiques pour mélanger les Québécois. Collectivement, on va payer les spécialistes plus que nécessaire en essayant de nous faire croire que c’est une bonne affaire. Le rattrapage avec le reste du Canada est complété. Si la CAQ forme le prochain gouvernement, on ouvre l’entente. »
Or déchirer les ententes passées aurait eu une conséquence : les médecins auraient eu le gros bout du bâton pour traîner le gouvernement devant les tribunaux pour le forcer à respecter sa signature.
Cette guerre judiciaire aurait eu des conséquences indirectes importantes. Les marchés financiers détestent l’incertitude, l’attente du verdict du tribunal sur des engagements financiers aussi importants aurait rendu perplexes les agences d’évaluation de crédit, mais aussi la vérificatrice générale qui, avant les prochaines élections générales, devra porter son propre verdict sur la situation des finances publiques.
Dans le budget 2017-2018, le gouvernement Couillard prenait un pari qui paraissait audacieux : assurer que la croissance de la masse salariale des médecins serait limitée à 3 % par an pour les trois années suivantes. L’entente prévoit que ce plafond prévaudra jusqu’en 2022-2023. Le rattrapage avec l’Ontario est acquis – le médecin québécois gagne en moyenne 36 000 $ de plus que son collègue ontarien. Mais il faut savoir que les médecins ontariens sont « gelés », leur demande de hausse, importante, de 39 % est examinée par un comité indépendant dont les décisions lieront les deux parties.
Le gouvernement Couillard a des torts ; il claironne aujourd’hui que l’entente permet d’atteindre 3 milliards d’économies d’ici 2023, une économie bien théorique parce que ce gain est réalisé par rapport à l’entente qu’il avait lui-même signée avec la Fédération des spécialistes en 2014. Mais les spécialistes acceptent de financer à même leur rémunération 100 millions de services par année : les actes supplémentaires pour augmenter les cadences pour l’imagerie, un mécanisme pour juguler les « bris de services » en région, les frais accessoires et les primes pour le travail administratif.
Mais ce n’est pas la rémunération qui obsédait les spécialistes. Déjà, au cours des 10 dernières années, leur rémunération globale, spécialistes et généralistes confondus, avait bondi de 7,5 % par année. Cette masse était de 3,4 milliards pour 16 900 médecins en 2006-2007. Dix ans plus tard, 21 000 médecins se partageaient 7,1 milliards. L’enveloppe augmentait de 117 %, bien sûr, il y avait davantage de médecins, mais leur revenu individuel en 10 ans a augmenté de 75 %, passant de 200 000 $ à 350 000 $ par année en moyenne.
Les spécialistes ont négocié avec les yeux rivés sur les obligations que leur faisait la loi 130 – leurs conditions de pratique se trouvaient étroitement encadrées par le gouvernement. Ces contraintes sont chose du passé. Surtout, les spécialistes avaient un déficit de crédibilité. L’image du spécialiste cupide, qui cumule les primes pour mettre une jaquette ou simplement arriver à l’heure, risquait de s’incruster dans l’opinion publique. Toute l’attention convergeait vers l’argent dont auraient bénéficié les spécialistes, déplorait la présidente Francoeur. Ses membres, assurait-elle, n’auront pas à rougir de cette entente. Mais quoi qu’ils fassent, les médecins n’ont plus la cote auprès de la population – la sympathie va maintenant aux infirmières.
Médecins spécialistes
La présentation de l’entente avec la FMSQ hier, une semaine plus tôt que prévu, confirme des chiffres présentés par La Presse au cours des derniers jours.
Hausses récurrentes
1,4 % par an sur huit ans (2015-2023), donc un total de 11,2 % ou 511 millions de dollars qui servent à la fois à augmenter les tarifs et à financer un plus grand nombre d’actes
Montant non récurrent
1,5 milliard qui sera payé en 10 ans (2017-2027), dont 480 millions représentant une cagnotte due et non versée sous les gouvernements Marois et Couillard
Médecins omnipraticiens
Dans son entente conclue l’automne dernier, la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) a obtenu des hausses récurrentes plus importantes.
Hausses récurrentes
1,8 % par an sur huit ans (2015-2023), donc 14,7 %. Ils ont plus parce que le gouvernement veut réduire l’écart avec la rémunération des spécialistes.
Montant non récurrent
650 millions
Québec fait aussi un parallèle avec l’entente du Front commun pour les employés du secteur public :
Hausse récurrente
1,75 % par an sur cinq ans, de 2015 à 2020 (le Front commun parle plutôt de 1,53 % de son côté)
Montant non récurrent
1,5 % en montants forfaitaires au cours de la période de 2015 à 2020
Plan contre les ruptures de services
Les spécialistes assument, à même leur masse salariale, 105 millions par année de frais jusqu’ici épongés par le budget général de la Santé. Un plan national est mis sur pied pour éviter les ruptures de services dans les spécialités de base (anesthésie, par exemple) partout au Québec. Des pénalités pouvant atteindre 3000 $ s’appliqueront aux médecins qui ne respectent pas le plan ; 200 000 $ pour les associations médicales.
« Nous ne pouvions déchirer » les ententes passées
Aucun « argent neuf » n’est accordé aux spécialistes, plaide le gouvernement. On étale sur une plus longue période de temps des augmentations promises dans une entente de 2006-2007 – modifiée en 2011 et en 2014 – qui visait un rattrapage salarial avec le reste du Canada. « Nous ne pouvions pas déchirer » les ententes passées, a insisté Pierre Arcand en conférence de presse. L’État s’exposerait à des poursuites judiciaires coûteuses, selon lui. « Les chiffres peuvent paraître importants, mais il y a une justification », a plaidé M. Arcand.
Croissance stabilisée
Pour Pierre Arcand, le gouvernement a fait des « gains majeurs ». Il s’agit surtout d’un étalement plus important des sommes dues et de l’abandon d’une clause de parité (« clause remorque ») avec le secteur public, qui avait été accordée en 2014 et aurait représenté le versement d’une hausse récurrente supplémentaire de 5,25 %. Selon le Trésor, l’entente coûte trois milliards de moins en huit ans que si on avait appliqué tel quel l’accord de 2014. La rémunération des spécialistes passera d’environ 5 milliards à 5,4 milliards en 2022-2023. La facture aurait été de 5,9 milliards en appliquant l’accord de 2014. Québec dit atteindre son objectif de plafonner à 3 % par an l’augmentation de l’enveloppe totale de rémunération des médecins. Il stabilise à 20 % la part des dépenses en rémunération pour tous les médecins dans le budget global de la Santé. Sans les ententes, il risquait que cette part atteigne 25 %. Cette part était de 12,3 % il y a 10 ans.
TOTAL DES ENTENTES AVEC LA FMSQ ET LA FMOQ
Rémunération médicale
2017-2018 : 7,6 milliards
2022-2023 : 8,7 milliards
Hausse de près de 3 % par an en moyenne
Au cours des 10 dernières années, l’enveloppe de rémunération de tous les médecins a bondi de 7,5 % par an. Elle est passée de 3,4 milliards pour 16 900 médecins en 2006-2007 à 7,6 milliards pour 21 000 médecins.
D’autres hausses dans le futur ?
Les ententes avec la FMSQ et la FMOQ prévoient de confier à un organisme indépendant, l’Institut canadien d’information en santé (ICIS), le mandat de faire une étude comparant la rémunération des médecins du reste du Canada à celle des médecins du Québec, en tenant compte du coût de la vie. L’étude sera réalisée pour 2019-2020, en s’appuyant sur les données de 2015-2016, et tiendra compte aussi de la charge de travail, donc de la productivité des médecins. Un mécanisme d’arbitrage est prévu si les parties ne s’entendent pas sur la valeur de l’écart. S’il s’avère que les médecins québécois sont lésés, le gouvernement et les fédérations devront négocier pour trouver une façon de résorber l’écart, mais Québec n’a pas promis d’ores et déjà de le régler. Les nouvelles ententes comportent des enveloppes fermées. Donc, aucune somme ne peut être récupérée par l’État si la rémunération québécoise dépasse dans les faits celle du reste du Canada. C’est actuellement le cas pour les spécialistes, mais pas pour les omnipraticiens.
Rémunération médicale par habitant
(ajustée au coût de la vie, en 2015-2016)
Québec : 701 $
Ontario : 622 $
Reste du Canada : 647 $
Des prévisions erronées
Le principe d’un rattrapage salarial avec le reste du Canada a été accordé aux médecins en 2003 par le gouvernement du Parti québécois, au moment où François Legault était ministre de la Santé. Puis, pour entreprendre ce rattrapage, un accord est intervenu en 2006-2007 entre le ministre de la Santé de l’époque, Philippe Couillard, et le président d’alors de la FMSQ, Gaétan Barrette. Le gouvernement Charest annonçait alors publiquement que la rémunération totale des spécialistes passerait de 2 milliards en 2006-2007 à 3,36 milliards en 2015-2016. Dans les faits, elle a atteint 4,6 milliards cette année-là. Un dépassement considérable de 1,24 milliard. Les prévisions de croissance de la rémunération médicale dans le reste du Canada faites au milieu des années 2000 se sont révélées inexactes. Voilà en quelque sorte l’origine de toute cette histoire.
Le contenu intégral des ententes avec la FMOQ et la FMSQ sera rendu public seulement dans deux mois. Le gouvernement plaide qu'il doit finaliser des textes avec la FMSQ.