OPINION TRAVAIL

Un lutin au bord du burn-out

Les tounes de Noël me suivent dans mon sommeil, et je rêve éveillée que je renseigne des clients à la chaîne ou que je range de la marchandise

Je suis un lutin du père Noël, ou presque.

Je suis sa version nord-américaine, salariée, au bord du burn-out décembriste.

Sous-payée.

Votre cadeau soigneusement réfléchi, choisi, sélectionné, c’est un peu moi.

Lorsque vous tendrez à vos proches un joli paquet plein d’attention et des conseils avisés du commis anonyme d’un grand magasin, je serai un peu là aussi.

Invisible, et pourtant pas mal indispensable.

Oh, pour rien de bien exceptionnel, dans le fond.

Juste renseigner, encaisser, conseiller, ranger, répondre, re-renseigner, re-conseiller, re-ranger, re-répondre, etc.

Une période dite « des Fêtes » comme une autre, en somme.

Aujourd’hui, un collègue s’est fait insulter par un client. Il ne trouvait pas ce que monsieur cherchait, et a eu droit à une bonne répartie blessante de « M. client-roi ».

Une autre collègue est allée se réfugier à la salle de bains quelques secondes pour sacrer, et peut-être éviter un drame face à une énième attitude déplacée.

On renseigne et on répond à près de cinq clients par minute lorsque l’affluence est la plus forte, et il est parfois compliqué de se rendre à la salle de bains ou juste de boire une gorgée d’eau.

Et la boss qui passe par là de nous signifier qu’il faut donner un coup aujourd’hui, y’a du rangement à faire, et paraît qu’on passe trop de temps à placoter…

Pendant ce temps, la radio jouait pour la 65e fois de la journée une toune parlant de la « magie de Noël » et disant à quel point tout le monde était heureux.

Ces derniers temps, je dors mal.

Les tounes de Noël me suivent dans mon sommeil, et je rêve éveillée que je renseigne des clients à la chaîne ou que je range de la marchandise.

C’est un peu de ma faute, il faut dire : j’ai accepté de faire plus d’heures pour quelques semaines.

Je souffle donc un peu pendant un petit moment, façon de parler.

En temps normal, mon taux horaire à peine plus élevé que le salaire minimum fait que même à plein temps, environ 50 % de mes revenus partent en loyer et abonnement de bus.

Autant dire que les imprévus sont fatals et que l’épargne est un concept pas mal flou, la moindre hausse de loyer ou dépense de santé non couverte fait mal.

On devient par contre très imaginatif dans l’art de préparer des lunchs à base de pâtes quand on flirte avec les plus bas salaires.

Il y a quelques semaines, j’entendais à la radio un grand, grand patron nous expliquer que la hausse du salaire minimum à 15 $ était pour lui une idée dangereuse, inapplicable.

Le cœur sur la main, le brave homme expliquait que sa forcément maigre marge ne lui permettait pas de telles redevances, que les prix s’envoleraient afin de satisfaire l’appétit vorace de ses employés.

Et pourtant…

Pourtant, en ces soirs de décembre, hébétée de ma journée de magie de Noël intensive, je m’interroge.

Je m’interroge sur les files sans fin devant les caisses. Sur les centaines de clients qui bénéficient de ma plus-value en service chaque jour.

Sur les bonus encaissés par ma direction, grâce à moi, et aux centaines de milliers d’autres comme moi, sous-payés, qui ont continuellement du mal à joindre les deux bouts.

Et pour qui, magie de Noël ou pas, la sécurité financière est une illusion toujours bien cruelle.

Aux dernières nouvelles, près d’un demi-million de Québécois étaient rémunérés au salaire minimum en 2016, (sur)vivant ainsi officiellement sous le seuil de la pauvreté.

Joyeux Noël.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.