Sept ans après avoir menacé de « tout faire pour nuire au département » de radiologie de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont et de « détruire un à un » ses anciens collègues, le ministre de la Santé Gaétan Barrette a tenté d’abolir l’un des principaux champs d’expertise de trois radiologistes de cet hôpital.
En novembre 2016, le ministère de la Santé, dirigé par Gaétan Barrette, a proposé de supprimer l’échographie cardiaque du champ de pratique des radiologistes afin de réserver cet acte médical aux cardiologues, qui l’exécutent désormais en grande majorité au Québec.
La Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) a rejeté cette proposition, qui aurait surtout touché trois anciens collègues du Dr Barrette à Maisonneuve-Rosemont. À eux seuls, ces trois médecins ont pratiqué plus de la moitié de toutes les échographies cardiaques encore réalisées par des radiologistes au Québec.
À la fin des années 2000, un conflit dévastateur a opposé le Dr Barrette à l’ensemble de ses collègues du département de radiologie de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont – exception faite de sa femme, la Dre Marie-Josée Berthiaume.
Les tensions ont culminé en septembre 2009, quand la Dre Berthiaume a intenté une poursuite pour harcèlement et atteinte à la réputation contre les 12 radiologistes du département.
L’affaire s’est retournée contre la Dre Berthiaume, qui a non seulement été déboutée, mais condamnée à verser 375 000 $ à ses collègues pour avoir entrepris des procédures abusives à leur endroit.
Le 3 septembre 2009, Gaétan Barrette a téléphoné au chef du département, Robert Filion, et menacé de « tout faire pour nuire au département », « d’attaquer personnellement tous les associés » et de les « détruire un à un », peu importe les « dommages collatéraux » que cela pourrait causer, lit-on dans la décision rendue en avril 2013 par la Cour supérieure.
Le Dr Filion fait partie des trois radiologistes qui pratiquent des échographies cardiaques à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, avec Patricia Ugolini et Stéphane Carignan. Tous trois étaient visés dans la poursuite de la Dre Berthiaume.
Ironiquement, le Dr Carignan a été recruté par Gaétan Barrette lui-même, en 2000, pour ses connaissances approfondies en imagerie cardiaque. À l’époque, le Dr Barrette était chef du département. « Il m’a recruté pour faire ça. Il voulait de l’expertise en imagerie cardiaque », se souvient-il.
« Nous sommes sous le coup d’une fatwa. M. Barrette a dit qu’il nous détruirait et a mis ses menaces à exécution. C’est exactement ce que j’ai vécu. »
— Le Dr Stéphane Carignan
Le ministre Barrette se défend d’avoir voulu exercer une vendetta à l’endroit d’anciens collègues de Maisonneuve-Rosemont. « Cela n’a aucun rapport, il y en a d’autres, dans le CHUM, il y en a dans le CUSM, il y en a très peu parce que c’est un examen en voie de disparition », a-t-il affirmé hier.
Selon des chiffres compilés par l’Association des radiologistes du Québec (ARQ), aucune échographie cardiaque n’a pourtant été pratiquée par un radiologiste au CHUM en 2015-2016. Une seule a été pratiquée au CUSM. Pendant la même période, 2330 ont été pratiquées à Maisonneuve-Rosemont.
« Il n’y avait aucune raison valable de retirer l’échographie cardiaque aux radiologistes de cet hôpital. Pour moi, c’est grave qu’on essaie sans justification d’empêcher des médecins de pratiquer des actes pour lesquels ils sont compétents », a souligné le président de l’ARQ, Vincent Oliva, lorsqu’appelé à réagir par La Presse.
Selon le ministre Barrette : « Les cardiologues ont la capacité de faire cet examen et souhaitent le faire. Actuellement, on a une problématique d’accès pour l’échographie, qui est faite par les radiologues, et en ce qui me concerne, les radiologues doivent faire ce dont la population a besoin. »
« Une goutte d’eau dans le budget de la Santé »
Le président de l’Association des cardiologues du Québec, le Dr Arsène Basmadjian, indique toutefois avoir été « surpris » par la proposition du Ministère. Les cardiologues, dit-il, n’ont jamais remis en question l’expertise des radiologistes en ce domaine. « Ce n’est pas pertinent qu’on leur retire cet acte-là parce qu’ils rendent service à la communauté. »
Le Dr Carignan est convaincu que cette mesure chirurgicale était destinée à lui nuire, ainsi qu’à ses deux collègues. « Nous sommes parmi les derniers radiologistes de la province à faire de l’échographie cardiaque. La mesure représentait une goutte d’eau dans le budget de la Santé, mais écorchait pas mal Maisonneuve. Tout le monde a fait cette conclusion-là. »
Bien que la proposition ait été retirée des négociations, le Dr Oliva constate un « certain acharnement sur les radiologistes » de la part du ministre Barrette.
Il rappelle que l’an dernier, le ministre a décrété la couverture publique des frais d’échographie en cabinet privé afin de réduire le temps d’attente pour ce type d’examens. Cependant, le décret ne ciblait que les échographies réalisées par les radiologistes.
Autrement dit, les patients doivent toujours payer pour obtenir une échographie pratiquée, par exemple, par un obstétricien en clinique privée.
« C’est une mesure incohérente et inéquitable. Ce n’est pas une activité médicale, mais une profession qui est visée. »
— Le Dr Vincent Oliva, président de l’ARQ
Selon lui, la mesure a fragilisé plusieurs cliniques de radiologie de la province, à différents degrés, dont celle affiliée à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Au plus fort du conflit, la Dre Berthiaume avait été expulsée de cette clinique par ses associés, ce qui avait provoqué la colère du Dr Barrette.
« Dans un souci d’éviter une situation d’apparence de conflit d’intérêts, un ministre ne devrait-il pas s’imposer un devoir de réserve dans des décisions qui visent au premier plan d’anciens collègues et, indirectement, des proches ? La question mérite d’être posée », indique le Dr Oliva.
« VOUS ALLEZ PAYER »
« Carignan, lui, il poignarde les gens dans le dos. Mais moi, je vais le poignarder de face jusqu’à tant qu’il en meure », a menacé Gaétan Barrette lors de son appel à Robert Filion, le 3 septembre 2009, selon le témoignage que ce dernier a rendu en Cour supérieure.
Trois mois plus tard, le 11 décembre, le Dr Barrette a rappelé le chef du département. Cette fois, le Dr Filion a enregistré la conversation. Dans l’extrait que nous diffusons ici, il menace de nouveau ses collègues en termes crus.
« Toute cette affaire-là, câlisse, Robert Filion, c’est de la câlisse de marde de Carignan […], c’est de l’ostie de vacherie depuis le début, pis vous en faites encore, pis vous allez payer pour, un moment donné, Robert. »
— Gaétan Barrette
Un peu plus d’un an après cet appel téléphonique, le Dr Barrette a déposé une plainte contre le Dr Carignan au Collège des médecins du Québec, dans laquelle il a comparé son collègue à un tueur de masse.
Dans sa plainte en déontologie contre le Dr Carignan, datée du 30 janvier 2011, le Dr Barrette prétend ceci : « Même le commissaire aux plaintes [de Maisonneuve-Rosemont], Dr Maurice Thibault, considère que nous en sommes rendus dans une situation à la "Valery Fabrikant" et qu’une intervention devient nécessaire. »
Valery Fabrikant est ce professeur de génie mécanique qui a abattu quatre collègues de l’Université Concordia en 1992.
Joint par La Presse, le Dr Thibault nie avoir tenu de tels propos. « M. Barrette doit assumer ses comparaisons, dit-il. C’est évident que je n’ai jamais comparé personne à Valery Fabrikant ! »
Atterré que son nom ait été associé à celui d’un tueur, le Dr Carignan est convaincu que Gaétan Barrette a voulu compromettre sa carrière. « Il a un désir de vengeance absolue envers moi. Il a déployé tout son arsenal pour convaincre les gens que j’étais extrêmement dangereux », s’indigne-t-il.
À l’époque, le Dr Barrette était président de la FMSQ. « Il avait énormément de pouvoir. Les gens l’écoutaient. Je ne me battais pas à armes égales contre lui », déplore le Dr Carignan. Aucun blâme n’a été retenu contre ce dernier par le Collège des médecins.
Appelé à réagir aux récriminations de ses anciens collègues, M. Barrette a refusé de nous accorder une entrevue. « Je ne vois pas pourquoi je participerais à mon autoprocès », nous a-t-il dit.
« MA GANG DE CRISSES »
Bien que la poursuite contre les radiologistes de Maisonneuve-Rosemont ait été intentée par la Dre Berthiaume, « la presque totalité des gestes inopportuns » provenaient de son mari, a souligné le juge Marc-André Blanchard dans sa décision.
À l’époque, les 12 radiologues poursuivis ont reproché au président de la FMSQ d’utiliser sa position de force pour les « dénigrer », les « intimider » et les « harceler ».
Une réunion a particulièrement mal tourné. C’était le 19 mars 2008. Les relations étaient déjà tendues et la majorité des radiologistes avaient décidé de remplacer le Dr Barrette comme chef du département. En colère, ce dernier a convoqué ses collègues pour organiser la passation des pouvoirs. Il a ouvert la réunion sur ces mots : « Ma gang de crisses… »
« Cela a été la pire réunion de ma vie, se souvient le Dr Carignan. Il y a des collègues qui tremblaient. Barrette respirait fort, comme un taureau blessé. Il a sorti son ordinateur et branché son imprimante pour taper le procès-verbal. Il faisait de l’intimidation, parlait fort et tapait en même temps. L’atmosphère était épouvantable. »
Une jeune radiologiste, Andrée-Anne Pistono, s’est sentie « troublée, terrorisée, apeurée », a relaté le juge Blanchard dans sa décision. Elle ne pensait « qu’à quitter les lieux ».
D’AUTRES VICTIMES D’INTIMIDATION
Une autre radiologiste, Pauline Daigle, a quitté Maisonneuve-Rosemont en grande partie en raison des attaques blessantes du Dr Barrette à son endroit.
Lors d’un dîner entre associés, en janvier 2009, le Dr Barrette a tenu des « propos désobligeants » à l’égard de la Dre Daigle, qui a quitté la table « en pleurs », lit-on dans le jugement de la Cour supérieure.
En plein dîner, le Dr Barrette et la Dre Berthiaume ont accusé leur collègue de « se pogner le cul » et d’être « paresseuse », selon une déclaration soumise par la défense au procès.
La Dre Daigle a quitté son poste huit mois plus tard, « épuisée par l’attitude et le comportement manifestés à son endroit » par le Dr Barrette et sa conjointe, lit-on dans cette déclaration.
Contactée par La Presse, la Dre Daigle a refusé de commenter.
Une technicienne en radiologie dit avoir obtenu un poste dans un autre secteur de l’hôpital pour ne plus avoir à côtoyer le Dr Barrette. Elle nous a confié que l’agressivité du médecin à son endroit l’avait fait sombrer dans la dépression.
Une secrétaire se souvient pour sa part de l’humiliation que son patron lui faisait régulièrement subir. « Il était dur. Il me ridiculisait en disant que je n’étais pas bonne à faire ce que je faisais. Il me faisait pleurer à tout bout de champ. »
La technicienne et la secrétaire ont toutes deux requis l’anonymat par crainte de représailles.
La crise au département a eu un impact important sur la vie professionnelle du Dr Carignan. En 2011, il a travaillé de chez lui pendant huit mois, à ne faire que de la radiologie d’interprétation. Il n’avait plus la force de se présenter à l’hôpital pour faire des interventions spécialisées.
« Ça m’a terriblement affecté. J’étais dégoûté. J’ai perdu des plumes en énergie et en motivation. J’ai consulté à quelques reprises. J’avais beaucoup de rancœur. »
Aujourd’hui encore, le Dr Carignan ne parvient pas à tourner entièrement la page sur cet épisode. « Ce n’est jamais loin parce que le ministre de la Santé, j’ouvre le journal et je le vois. Je l’entends parler et je revis des affaires. Il est omniprésent. »
— Avec la collaboration de Denis Lessard à Québec