Pendant sept ans, rien n’a filtré. Les 73 jeunes montréalais recrutés pour tester un nouvel antipsychotique n’ont rien su. Ni l’Institut universitaire en santé mentale Douglas, où s’est déroulée l’étude de 2010 à 2014. Ni même la revue scientifique l’ayant publiée.
Deux professeurs de psychiatrie renommés, Ashok Malla et Ridha Joober, n’ont pas divulgué le fait qu’ils travaillaient en parallèle pour les fabricants du médicament qu’ils évaluaient, en leur servant de conférenciers et de consultants.
Les deux chercheurs, affiliés à l’Université McGill, ont refusé d’accorder une entrevue à ce sujet ou de préciser combien ils ont touché pour ces services, souvent très lucratifs.
Aux États-Unis, certaines collaborations du genre sont interdites ou officiellement réprouvées dans plus de la moitié des facultés de médecine. Au Québec, le Code de déontologie des médecins et les fonds de recherche exigent à tout le moins qu’elles soient dévoilées au comité d’éthique de l’établissement, afin que la situation puisse être « gérée », pour le bien des participants aux études.
Après s’être rétabli, un patient a découvert que les Drs Malla et Joober n’avaient rien dit et a porté plainte. Le jeune homme (que nous avons retracé, mais dont nous taisons l’identité pour protéger la confidentialité de son dossier médical) ajoute dans sa plainte que les deux psychiatres ont « induit les patients en erreur » au sujet du gain de poids associé à l’antipsychotique aripiprazole, commercialisé sous le nom Abilify par Bristol-Myers Squibb (BMS) et Otsuka.
Le formulaire de consentement – dont La Presse a obtenu une copie – indiquait que ce médicament était « associé à un gain de poids minime voire nul ». Cette affirmation contredisait les résultats d’au moins deux études antérieures. Elle s’est aussi avérée fausse pour près de la moitié des participants enrôlés à Montréal, qui ont pris beaucoup de poids (voir onglet 3).
« Dissimulation », « violation majeure du consentement éclairé », « faux prétexte », accuse le plaignant dans de nombreuses lettres envoyées depuis juillet au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, qui chapeaute l’Institut Douglas.
« Cela ne se reproduira plus. […] Suite à la plainte, on a mis des filets de sécurité de plus pour protéger les patients », a affirmé en entrevue la Dre Willine Rozefort, adjointe à la direction des services professionnels au CIUSSS. Depuis janvier, le formulaire de soumission et d’autres documents liés aux projets de recherche enjoignent explicitement les chercheurs à déclarer toute rémunération et subvention « de quelque nature que ce soit », même si elle ne concerne pas spécifiquement la molécule étudiée, dit-elle.
Le médecin examinateur du CIUSSS a recommandé ces ajustements dès octobre, pour que les chercheurs * « soient en entière conformité avec [leurs] obligations déontologiques ». Il estime toutefois qu’ils ne se sont pas montrés biaisés. Et qu’ils n’ont pas violé les directives de leur comité d’éthique, puisque le libellé de l’ancien formulaire de soumission prêtait à confusion.
Pour l’ensemble des experts consultés par La Presse, l’excuse n’est pas valable (voir le texte « Inacceptable, selon les experts »). « C’est un conflit d’intérêts financier flagrant. Ce genre de cas s’est tellement retrouvé sous la loupe que les chercheurs ne pouvaient ignorer que les risques étaient majeurs. On devrait être très inquiet du fait que les participants n’aient pas été mis au courant », lance le professeur Bryn Williams-Jones, directeur des programmes de bioéthique à l’Université de Montréal.
« Ne pas intervenir dans un cas aussi problématique, c’est inadmissible. Ça met en péril la confiance à l’égard de la médecine. »
— Bryn Williams-Jones
Aux États-Unis et en Ontario, d’autres chercheurs en psychiatrie ont fait les manchettes pour des omissions semblables. Malgré tout, celles-ci demeurent peut-être courantes au Québec – du moins, d’après l’expérience du coordonnateur au comité d’éthique de la recherche de l’Institut Douglas, Jean Poupart. « Je n’ai jamais vu un chercheur déclarer qu’il recevait des sommes pour donner des conférences. Ni ici ni ailleurs », dit-il.
Des chercheurs en vue Les Drs Malla et Joober sont parmi les chercheurs les plus en vue à l’Institut Douglas. Le premier détient une chaire de recherche, a été primé et a décroché une subvention de 25 millions de dollars pour un programme de recherche pancanadien sur la santé mentale des adolescents. Le second siège au conseil d’administration du centre de recherche et est éditeur en chef d’une revue psychiatrique.
Au moment de l’étude, de 2010 à 2014, les deux hommes dirigeaient ensemble le Programme d’évaluation, d’intervention et de prévention des psychoses (PEPP-Montréal), fondé par le Dr Malla pour mieux soigner les 14-35 ans confrontés à leur premier épisode psychotique. C’est là qu’ont été admis, puis recrutés 73 jeunes atteints de schizophrénie, de troubles bipolaires ou – comme le plaignant – de dépression accompagnée de symptômes psychotiques.
Tous se sont vus offrir Abilify « comme traitement de premier choix » (ou en remplacement d’un autre) dès leur entrée au programme, et ont été enrôlés « peu après », indique l’article qui rapporte les résultats de l’étude.
Le plaignant, lui-même chercheur, a mis quatre ans à découvrir les nombreux liens unissant les dirigeants du programme aux fabricants d’Abilify. Des déclarations éparpillées dans une demi-douzaine d’articles scientifiques – publiés avant, pendant et après la fin de l’étude – révèlent qu’ils ont joué de nombreux rôles pour le bénéfice de BSM et Otsuka, en devenant membres de leurs bureaux de conférenciers et de leurs conseils consultatifs. D’autres psychiatres du PEPP faisaient de même, y compris celle qui a traité le plaignant.
Grâce à une loi américaine – qui force l’industrie à divulguer les sommes versées à chaque médecin–, on sait que ce genre de collaborations permet à certains habitués d’empocher des dizaines, voire des centaines de milliers de dollars par année.
Le bien des patients
Le Code de déontologie des médecins exige la divulgation de « tout conflit d’intérêts réel, apparent ou éventuel ». Cela inclut les liens financiers avec l’industrie, précise le président du Collège des médecins, le Dr Charles Bernard, qui ne peut toutefois se prononcer sur ce cas particulier (dont n’a par ailleurs pas été saisi le syndic).
« Il faut être certain que la décision d’amener et de garder les patients dans l’étude est prise pour leur bien », explique le professeur Williams-Jones.
« S’il est proche de l’industrie, même un médecin intègre peut inconsciemment être plus attentif aux effets positifs d’un médicament qu’à ses effets indésirables. Au pire, il pourrait vouloir garder un patient dans l’étude alors que le médicament le rend malade. »
— Bryn Williams-Jones
Le silence des Drs Malla et Joober ne prouve en rien que les patients n’ont pas été bien soignés, mais le comité d’éthique n’a pas pu en avoir la garantie, n’ayant pas pu analyser la situation, précise le bioéthicien. En psychiatrie, cette analyse est complexe, puisque les diagnostics sont plus incertains, que les médicaments ont des effets secondaires majeurs, que les patients sont très vulnérables et réagissent très différemment aux mêmes remèdes. « C’est un domaine hyperproblématique avec énormément d’argent en jeu », dit-il.
De mauvaises surprises
Comme la plupart de leurs confrères s’adonnant à cette pratique, les Drs Malla et Joober ont collaboré avec plusieurs sociétés pharmaceutiques différentes – près d’une dizaine dans le cas du Dr Malla.
En 2008, deux ans avant le début de sa recherche sur Abilify, ce dernier vantait plutôt les vertus d’un autre antipsychotique, appelé Zeldox, fabriqué par une autre entreprise lui ayant versé des honoraires. Dans un communiqué de presse publié par Pfizer, il disait pareillement que ce médicament « semblait causer moins de prise de poids ». Et aussi qu’il s’agissait du « seul antipsychotique [de sa catégorie] associé à une amélioration à long terme des paramètres métaboliques, incluant le poids, le cholestérol et les triglycérides ».
Sur son site web, l’Institut Douglas écrit que les recherches du PEPP permettent aux patients de profiter d’un diagnostic et de traitements à la fine pointe. Mais prescrire le médicament le plus récent ne comporte pas que des avantages.
Les nouveaux médicaments sont souvent plus coûteux et ne sont pas toujours aussi sûrs qu’on le croit. Le quart des médicaments approuvés par Santé Canada ont ensuite dû être retirés du marché ou assortis d’une mise en garde, révèle une étude de l’urgentologue et professeur ontarien Joël Lexchin, qui vient de publier un livre intitulé Doctors in Denial : Why Big Pharma and the Canadian Medical Profession are too Close for Comfort.
Depuis 2007, presque tous les fabricants d’antipsychotiques de 2e ou 3e générations ont été poursuivis pour avoir minimisé leurs effets indésirables, et plusieurs ont dû ajouter des mises en garde encadrées de noir sur leurs emballages (voir prochain texte).
Une autre patiente mécontente
« On m’a dit qu’Abilify était vraiment mieux que les autres et ne faisait pas engraisser, sans jamais me présenter les avantages et les inconvénients des autres médicaments. Si j’avais su, j’aurais voulu un médicament bien connu », déplore une autre participante retracée par La Presse.
La jeune professionnelle a beaucoup apprécié le « climat familial », moins hospitalier, établi au PEPP. Mais comme le plaignant, elle a très mal toléré l’Abilify, au point d’abandonner le traitement et de vivre un nouvel épisode de manie. Ses médecins lui ont finalement prescrit des stabilisateurs de l’humeur, moins chers et éprouvés depuis des décennies. « Certains patients psychiatriques sont déjà un peu paranoïaques, on ne les aide pas à avoir confiance si leurs médecins ne sont pas indépendants des compagnies pharmaceutiques », dit-elle.
« Ce n’est pas parce qu’un chercheur est en conflit d’intérêts que la molécule n’est pas bonne. Les chercheurs n’ont pas en tête de causer du tort, affirme la Dre Rozefort, du CIUSSS. Comme organisation, on prône la recherche, parce que c’est grâce à elle qu’on a connu toutes ces percées depuis 1950. Mais on est toujours là pour protéger nos patients. »
La Presse a envoyé plusieurs demandes d’entrevues aux Drs Malla et Joober. Après avoir affirmé que ceux-ci rencontreraient La Presse le 12 février, une porte-parole du CIUSSS a écrit : « Ils déclinent votre demande d’entrevue pour de multiples raisons de confidentialité. »
*Le médecin examinateur a écrit au patient qu’il n’avait pas compétence pour se prononcer au sujet de la plainte contre le Dr Malla, celui-ci n’étant plus membre du Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens de l’établissement, bien qu’il y dirige un immense projet de recherche.
PRÉCISION: Dans ce texte paru dans notre numéro du 26 février dernier, nous avons indiqué que le formulaire de consentement remis aux patients qui participaient à l’étude des Drs Ashok Malla et Ridha Joober indiquait à la quatrième page que Bristol-Myers Squibb supportait l’étude. Il aurait plutôt fallu lire que cette information apparaissait à la quatrième page et également dans le bloc titre de la première page du formulaire de consentement.
Non divulgué dans la revue
La revue scientifique qui a publié l’étude sur l’Abilify n’a jamais été informée des liens financiers unissant les chercheurs aux fabricants de ce médicament. Pourtant, sa politique l’« exige spécifiquement », a écrit à La Presse l’éditeur en chef de la publication, Matcheri S. Keshavan, professeur à Harvard.
L’article publié dans Schizophrenia Research ne mentionne même pas que l’étude a été entièrement financée par le fabricant Bristol Myers Squibb (BMS) – une donnée tout à fait fondamentale. Le Dr Keshavan affirme que cette omission résulte d’un « oubli » de la revue, mais n’a pas pu en expliquer les circonstances.
Le formulaire de consentement remis aux patients notait pour sa part, à la quatrième page, que Bristol-Myers Squibb « supporte l’étude ».