Lara Kramer

Plongée en territoires dévastés

L’artiste multidisciplinaire Lara Kramer poursuit l’exploration intime de ses racines amérindiennes et des séquelles que provoque encore aujourd’hui le génocide culturel subi par les Premières Nations. Défrichant les terres brûlées des familles sacrifiées sur l’autel des pensionnats amérindiens, elle présente au FTA un projet « bicéphale » : l’exposition Phantom Stills & Vibrations et le spectacle Windigo. Portrait.

Depuis sa sortie de l’Université Concordia, où elle a obtenu un baccalauréat en danse, l’artiste d’origine métissée ojibwée-crie et mennonite Lara Kramer a présenté plusieurs œuvres qui font la lumière sur des réalités autochtones souvent oblitérées, cachées.

Ainsi, Native Girl Syndrome s’intéressait à l’intériorisation des traumatismes par les femmes autochtones, alors que l’installation et performance This Time Will Be Different dénonçait « l’industrie nationale de la réconciliation » – une référence à la Commission de vérité et réconciliation du Canada, mise sur pied par le gouvernement Trudeau.

« Il y a encore un nombre incroyable d’enfants déracinés de leur communauté pour être envoyés dans des familles d’accueil, une version édulcorée des pensionnats. Et pourquoi, dans le cadre de cette commission, le gouvernement n’a-t-il pas dévoilé le nombre de morts ? Des millions de dollars ont été dépensés, mais l’information est contrôlée. C’est une opération de damage control », lance-t-elle.

Est-ce à dire que le travail de Kramer est politique ? Difficile de le nier, mais pour l’artiste, sa démarche est d’abord « profondément personnelle ». Issue elle-même d’une lignée familiale de générations déracinées de leurs terres et envoyées dans des pensionnats dont le but avoué était de « tuer l’Indien » en chaque enfant, elle porte en elle les traumatismes des générations passées, comme bien d’autres autochtones.

« Ma mère elle-même a été coupée de sa famille, envoyée en pensionnat, puis en famille d’accueil. J’ai grandi en sachant que ma mère était indigène, mais elle n’était pas connectée de façon positive avec cette partie de son identité. »

« C’est ce que les pensionnats ont fait : mettre les autochtones en conflit avec eux-mêmes. Est-ce que mon travail est politique ? Si vous voulez. Mais pour moi, c’est une question de survie. »

— Lara Kramer

Un lieu « hanté »

C’est la volonté de renouer avec ses origines et de mieux comprendre son histoire familiale – pour pouvoir la transmettre à ses deux enfants – qui l’a poussée à retourner dans le nord de l’Ontario sur les terres de ses ancêtres, au lac Seul, ainsi qu’à l’ancien pensionnat autochtone Pelican Falls à Sioux Lookout, où ont été envoyées trois générations de sa famille, et qui a été converti depuis en école secondaire.

Elle y a mené un projet de recherche, Camp 19, qui a posé les fondements de Phantom Stills & Vibrations, une exposition mariant photographies, enregistrements audio, installations sculpturales (canots remplis de riz sauvage ou coupés en deux, draps blancs empilés sur des tablettes comme autant d’identités anonymes…) et accompagnée sporadiquement de performances. Un projet réalisé conjointement avec le photographe Stefan Petersen.

« Au départ, ce projet était guidé par une volonté de passer du temps avec ma communauté et de me laisser imprégner du territoire, de voir comment les sons, les goûts, l’espace influençaient la façon dont mon corps répondait à l’environnement dans les photos », détaille l’artiste.

Le « trop-plein » d’émotions qui la submerge au contact de ce territoire marqué à vif, où son peuple a été dépossédé de ses terres (inondations, coupes à blanc, pensionnats) et par le fait même de son identité, la hante encore aujourd’hui.

« Ce lieu est carrément hanté ; on parle de disparitions, de suicides, de phénomènes paranormaux… Il y a ce sentiment de traumatisme qui est partout dans les airs, une violence contenue. »

« Le grand constat qui m’a frappée, c’est que, même si on parle de réconciliation, c’est loin d’être fini, rien n’a vraiment changé. Et c’est encore plus tordu maintenant parce que ça affecte de multiples générations. »

— Lara Kramer

Expurger les traumatismes

Ce trop-plein ressenti lors de la visite de l’ancien pensionnat, il bout à l’intérieur, mais est encore contenu avec une tension sourde dans Phantom Stills & Vibrations. C’est particulièrement frappant dans la performance où Kramer, séparée du public par une pellicule plastique, vient soutenir le regard des spectateurs avec une intensité d’autant plus troublante qu’elle évoque l’indifférence généralisée où se retrouve le peuple amérindien, déraciné de son territoire et de ses traditions, traumatisé et laissé à lui-même.

L’extériorisation adviendra dans le spectacle Windigo, annoncé comme une épopée nordique aux airs post-apocalyptiques, portée sur scène par deux interprètes masculins, Peter James et Jassem Hindi. Ce duo de vagabonds sans domicile fixe aux identités mouvantes exorcisera les démons, processus qui passe par la manipulation d’une pluralité d’objets sur scène, dont des matelas qui seront éventrés au couteau.

« L’externalisation passe par l’action – action dans le sens de “faire”. Il y a tellement d’actions posées dans Windigo, avec cette idée de “déballer” [unpackaging] toutes ces couches et ces couches de violences accumulées. L’action de couper les matelas implique déjà une sorte d’ouverture, l’initiation d’une transformation, d’une mutation, qui passe par les objets pour atteindre aussi les personnages sur scène. »

Phantom Stills & Vibrations, au MAI, jusqu’au 10 juin (du mardi au samedi, de midi à 18 h, performances le 2 juin à 15 h et le 7 juin à 19 h) Entrée gratuite

Windigo, à Espace Libre, du 31 mai au 2 juin

Oblivion

Ne rien oublier

En ayant collectionné tous ses déchets personnels pendant un an, l’artiste belge Sarah Vanhee nous fait réfléchir sur l’existence même des objets, au-delà de leur utilisation et de leur rejet. Comme elle le dit si bien durant sa performance, l’année 2014-2015, qui correspond aux 12 mois du projet Oblivion, est celle dont elle va se souvenir le plus jusqu’à la fin de sa vie.

Pendant plus de deux heures, Sarah Vanhee vide religieusement une quarantaine de boîtes en disposant ses déchets préalablement nettoyés sur le sol de la Cinquième Salle de la PdA. Le plateau sera complètement recouvert à la fin : papiers, sacs, bouteilles d’eau en plastique, contenants de yogourt et sachets de thé, notamment.

Il s’agit d’un regard panoramique sur la surconsommation et la contamination, et notre détachement/attachement à ce que l’on peut faire, dire, écrire, manger, boire, etc. pendant une année complète.

Dans ce théâtre documenté, Sarah Vanhee nous parle aussi de ses déchets intimes et organiques qu’elle a pris soin de photographier, les seconds, pas les premiers. Elle fait tout cela avec une douce ironie, un regard attendri, dans une performance très physique en raison de ses va-et-vient constants dans la salle. Bienvenue, dira-t-elle aux déchets qu’elle retrouve et qui lui font penser à son enfant né la même année, à son conjoint, son équipe et tous les auteurs qui l’ont influencée.

Elle n’a rien oublié. Oublier serait comme mourir un peu.

— Mario Cloutier, La Presse

Ce soir, à la Cinquième Salle de la PdA, à 19 h

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