Soins palliatifs pédiatriques

S’amuser jusqu’au bout

Dans la maladie et même en fin de vie, les enfants gardent le désir, intense, de s’amuser. À la Maison André-Gratton du Phare, unique maison de soins palliatifs pédiatriques au Québec, l’ambiance est joyeuse, jamais lourde. Les enfants qui y séjournent sont soignés et chouchoutés. Et leurs parents, chaleureusement accompagnés. Jusqu’au bout.

UNE SÉRIE DE SOPHIE ALLARD ET D'ALAIN ROBERGE

Célébrer la vie

Un mouroir pour enfants. Un lieu lugubre, triste. Les idées préconçues abondent au sujet de la Maison André-Gratton de l’organisme Le Phare, à Montréal. « Certains n’osent pas entrer de peur d’être trop secoués, de n’y voir que souffrance, regrette Johanne Desrochers, directrice générale. Ce n’est pas un mouroir, au contraire. On y célèbre la vie jusqu’au bout. » Incursion dans le quotidien de l’unique maison de soins palliatifs pédiatriques au Québec.

DOUX MATINS

CœUR D’ENFANT

PRÊTS À TOUT

La lanterne

On célèbre ici la vie, mais on y meurt aussi. Il y a quelques jours, Benjamin est décédé, entouré de sa famille. Une dizaine d’enfants s’y éteignent chaque année. Quand la mort est imminente, on allume une lanterne à l’entrée et, un peu plus loin, au poste de garde. Cette lanterne reste accrochée, éteinte, lors du décès. « On dirait que les enfants le sentent, les plus bruyants deviennent très calmes », dit le préposé Freddy Estevan.

Une chambre spéciale, plus grande, est réservée pour la fin de vie. Toute la famille y est accueillie, de jour comme de nuit. « On ne peut pas changer le cours des choses, mais on peut amortir la chute. La douleur est là, mais on les enveloppe tout en respectant leur intimité », précise Freddy. Il a vu plusieurs enfants mourir. « On est toujours touchés, mais la première fois nous marque à jamais. » Il se souviendra toujours de Xavier, qui adorait les pâtes au fromage.

Afin d’honorer l’enfant mort, le personnel et les bénévoles font une haie d’honneur dans le couloir menant à la sortie. On donne le bain à l’enfant, on l’habille, on l’enveloppe d’une doudou colorée, un véhicule funéraire garé devant la porte principale. « Chaque fois, les parents s’effondrent, là, devant cette porte que franchit leur enfant pour une dernière fois, dit Mme Lévesque. C’est un événement tragique, mais la haie est là pour leur dire à quel point leur enfant a été important. Le menton tremble, on verse des larmes, c’est normal. »

Le sourire de Guillaume

Petits bonheurs

La main de Maélie

Fais dodo, mon trésor

Esteban, petite tornade

SAINTE-SOPHIE — Sur le trampoline installé dans la cour arrière de la grande maison familiale, Esteban, 5 ans, bondit, rebondit. Il rit, insiste pour continuer. S’il n’en tenait qu’à lui, il sauterait des heures durant. « Tant qu’il bouge, il est heureux », confie sa mère, Sarah-Claude Racicot.

Elle le regarde tendrement. « Depuis deux ans, tous ses acquis s’en vont. Son déclin est commencé. Ça continuera comme ça jusqu’à la fin, dit-elle. Esteban a ce qu’on appelle "l’alzheimer des enfants". »

Le garçon, troisième de quatre enfants, est atteint d’une forme grave du syndrome de Sanfilippo. Cette rare maladie se traduit par une dégénérescence nerveuse très importante, aboutissant à un état paralytique. « Tout le corps lâche, morceau par morceau », résume sa mère. L’issue est fatale. Esteban n’atteindra jamais l’âge adulte.

« Il sera là à mon mariage », insiste sa sœur Eliana. Du haut de ses 10 ans, elle le materne, le nourrit, le surveille. « Veux-tu du jus ? », lui demande-t-elle, en lui servant un verre. Puis, elle retourne à son dessin. Elle crayonne, réconfortée, s’ancrant dans le temps présent.

Il n’y a pas si longtemps, Esteban mangeait à la cuillère. Il jouait à la pâte à modeler. Il se brossait les dents. « Il disait même maman », ajoute Sarah-Claude, d’une voix douce. Atteint de surdité modérée, il avait appris plusieurs mots dans la langue des signes. « Il faisait tous les animaux, il formulait de belles demandes. » Elle parle au passé, un trémolo dans la voix. « Alors qu’on se réjouit des réussites de nos filles, on vit un deuil après l’autre avec Esteban », précise-t-elle.

Les symptômes sont plus nombreux, plus marqués. Il a des faiblesses musculaires, des tremblements. « On dirait parfois un bobblehead », illustre-t-elle. Et il tombe beaucoup, de plus en plus.

Une petite tornade

« Esteban est une petite tornade. La course est sa vitesse normale. Il déplace de l’air », souligne son père, Rodolfo Garcia. À l’heure du bain, il observe des bleus ici, une écorchure là. Il touche les bosses, nombreuses, sur sa tête. Le casque matelassé ne suffit plus, un casque plus rigide a été commandé.

Il faudra limiter ses mouvements, ont insisté les médecins. On veut réduire les convulsions et les risques de blessures. « S’il se casse une jambe, il ne remarchera plus jamais, précise Sarah-Claude. Pour sa qualité de vie, on veut le garder mobile le plus longtemps possible, même si c’est à quatre pattes. »

En haut de l’escalier menant au sous-sol – qu’il aimait tant descendre et monter –, une barrière a été installée. En bas, une aire de jeu sécuritaire, avec glissoire et piscine à balles, est aménagée. Esteban s’y amuse beaucoup. Agata, 3 ans, aime y jouer avec son grand frère. Elle préfère cela au jeu du chat et de la souris, qui finit toujours mal.

« Esteban aime jouer à attraper ses sœurs », dit sa mère. Personne n’y gagne : il tombe souvent et il les tape beaucoup. « Il a une attirance marquée pour Agata, il lui tire les cheveux. C’est de l’amour, un désir de communiquer, mais il est très fort. » La fillette se sauve, se cache, mais elle finit par riposter. Le dimanche, elle demande parfois d’aller à la garderie, où elle se sent davantage en sécurité. Elle a hâte que son frère guérisse.

Prévoir la suite

Sarah-Claude et Rodolfo parlent peu à leurs filles de ce qui attend Esteban. « On ne leur cache rien, on attend que ça vienne d’elles. Mais elles savent, affirme leur père. Peut-être qu’elles ne sont pas prêtes à verbaliser. »

Trois ans après le diagnostic, Rodolfo a lui-même beaucoup de difficulté à accepter la maladie de son fils, à en parler. « Quand ils nous ont annoncé la nouvelle, j’ai eu les jambes sciées », confie-t-il, encore ému. Ce fils, il l’avait tant souhaité, tant rêvé. Il a mis du temps avant de participer au suivi médical, fuyant la douloureuse réalité. « La journée où Esteban nous quittera, vaut-il mieux tomber du 3e étage ou du 50e étage ? Les médecins lui ont posé la question. Il a réalisé qu’il était encore au 50e », confie sa femme.

Sarah-Claude a plutôt trouvé refuge dans l’action. Avant le diagnostic, elle avait déjà passé 200 jours à l’hôpital avec Esteban. Bébé, il avait des déficiences immunitaires, il était mou, bruyant. Différent. Elle le conduit à l’école deux jours par semaine. Elle l’accompagne à ses nombreux rendez-vous médicaux. Elle coordonne les ressources, fait le lien avec les experts. « Il y a de plus en plus de monde dans le dossier et ça n’arrêtera pas », dit-elle.

À regret, elle a dû mettre de côté son rêve nomade. « Je faisais l’école à la maison aux filles, avec l’objectif de voyager six mois par année. » L’état d’Esteban ne le permet plus. Et les grandes avaient besoin de changer d’air. Elles ont intégré l’école l’an dernier, « elles ont maintenant une vie d’enfant sans responsabilités ». « On ne veut pas qu’elles se sentent moins importantes, mais notre vie tourne inévitablement autour d’Esteban », dit Sarah-Claude.

Nelia, 7 ans, a développé un sentiment de culpabilité vis-à-vis de son frère. À 4 ans, elle a lancé à sa mère : « Je vais m’en aller, tu auras plus de temps pour t’occuper d’Esteban ! » Jour après jour, elle s’enfermait dans sa chambre, se fâchait. « Une maman, ça soigne. Pourquoi tu n’arrives pas à le guérir ? » Elle est suivie en psychothérapie. Ça va mieux.

L’entrée des soins palliatifs

Quand Nelia et Eliana reviennent de l’école, Esteban va les coller doucement, sans frapper. « Ce sont de beaux moments », souligne Sarah-Claude. Il sait qu’il pourra puiser dans leur boîte à lunch et manger les restants. Comme des craquelins, un bout de sandwich. « On a réalisé que Nelia touchait à peine à son repas. Elle le gardait pour son frère, pour qu’il ne manque de rien », se désole sa mère.

Esteban adore manger. « Il est tellement gourmand », confirme Rodolfo. Il rôde autour du comptoir, des armoires. « Mais il commence à avoir de la difficulté à avaler. Il s’étouffe », précisait-il en février. Plusieurs enfants atteint d'un syndrome de Sanfilippo meurent par pneumonie d’aspiration. Les aliments se logent dans les poumons.

Parce que l’état d’Esteban se détériore rapidement, ses parents ont été mis en lien avec l’équipe des soins palliatifs de l’Hôpital de Montréal pour enfants. Une première rencontre a eu lieu en mars, en prévision d’une gastrostomie. « Pour nous, c’est clair. Si les choses tournent mal, on ne veut pas qu’il soit réanimé », ont-ils indiqué.

Le rendez-vous s’est déroulé dans un local exigu à l’hôpital. Pendant une heure, le Dr Stephen Liben, chef de l’équipe de soins palliatifs, les a écoutés, les a conseillés. « Esteban a une belle qualité de vie. Il est bien entouré, ça se voit. On sait que son état va changer, qu’il va se détériorer et on vous aidera à prendre des décisions au fil de cette évolution. En cas d’urgence, ou de symptôme anormal, vous pouvez m’appeler 24 heures sur 24. N’attendez pas. »

Pour Sarah-Claude, l’approche des soins palliatifs est rassurante. « Au lieu de multiplier les piqûres inutilement et de faire test par-dessus test, on priorise le contrôle de la douleur, le confort. »

Esteban est maintenant gavé. C’est pour le mieux. Il ne buvait presque plus et il peinait à avaler ses médicaments mélangés à la compote. « Ç'a été une étape marquante, difficile, mais ça enlève un poids. On continue de lui offrir de la nourriture, souvent en purée, pour qu’il puisse garder le plaisir de manger. C’est risqué, mais on le fait pour lui. »

Tout peut basculer du jour au lendemain. Ils le savent. Esteban dort peu, par à-coups. « Il chantonne la nuit, il joue seul. » Quand le silence s’étire, Sarah-Claude redoute le pire. À pas de loup, elle entre dans la chambre de son fils. Elle tend la main, sent son souffle sur sa peau.

« On aimerait qu’il ne tombe pas malade, qu’il parte dans son sommeil, sans souffrance », poursuit Rodolfo, en versant des larmes. Ça se déroulera au Phare, espèrent-ils. Ou à la maison. Sans gyrophares ni sirènes. La lettre de renonciation de soins est signée, bien rangée.

Ils cultivent leur bonheur au présent, ils bâtissent de beaux moments en famille et s’évertuent à rendre leur fils heureux. Des petits bonheurs, un à la fois.

« On le protège, on le fait rire. On lui donne de l’amour, souligne son père. On le prend, on le touche le plus souvent possible. »

Le jour de son mariage, Eliana n’aura qu’à puiser dans ses souvenirs pour entendre de nouveau le rire de son frère. « C’est un petit ricaneux », souligne-t-elle.

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