Chronique

La conspiration russe

Les autorités russes ont fait preuve d’une imagination stupéfiante pour cacher le dopage de leurs athlètes durant les Jeux de Sotchi en 2014. Mais même un système de tricherie aussi sophistiqué ne peut être à l’abri de grossières erreurs. Comme, par exemple, substituer l’urine « sale » de deux joueuses de hockey par du pipi « propre », mais contenant de l’ADN masculin. Voilà le genre d’étourderie susceptible de revenir vous hanter quand les échantillons sont soumis à une analyse complète…

De toutes les révélations du deuxième rapport McLaren déposé hier, celle-ci compte parmi les plus significatives. Parce qu’elle fournit une preuve irréfutable de la méprisable conspiration ourdie par les Russes. 

Tout cela pour s’assurer que les performances décevantes de leurs athlètes aux Jeux de Vancouver quatre ans plus tôt ne se répéteraient pas durant des Jeux olympiques présentés dans la mère patrie.

L’affaire, rappelez-vous, a commencé en mai dernier avec les révélations explosives de Grigory Rodchenkov au New York Times. Aujourd’hui réfugié aux États-Unis pour des raisons de sécurité personnelle, l’ancien directeur du Laboratoire antidopage des Jeux de Sotchi a décrit les ruses déployées afin de maquiller le dopage des athlètes russes. Il en connaissait les secrets, ayant lui-même été un acteur-clé de son fonctionnement.

Après la publication de l’article, l’Agence mondiale antidopage (AMA) a confié à l’avocat canadien Richard McLaren le mandat d’enquêter : Rodchenkov disait-il vrai ? Les Russes avaient-ils vraiment échangé, à la faveur de la nuit, des échantillons d’urine en les faisant transiter par une mince ouverture percée dans un mur du laboratoire ?

Secondé par plusieurs spécialistes, dont la Québécoise Christiane Ayotte à titre de conseillère médicale et scientifique, McLaren a validé les affirmations de Rodchenkov dans un premier rapport remis en juillet dernier. Plusieurs gros bonnets du sport international n’ont pas apprécié ce coup de tonnerre survenu trois semaines avant l’ouverture des Jeux de Rio. Cela brisait le party à un bien mauvais moment. Et ils l’ont clairement indiqué à l’AMA, démontrant ainsi à quel point ils estimaient l’image plus importante que la vérité.

McLaren, lui, a continué son travail afin de rendre ses conclusions imperméables à la critique. Le document publié hier, qui met le point final à son enquête, relève ce défi.

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Ce rapport, malgré son style juridique, ressemble à un roman. Il s’agit d’un hallucinant plongeon dans un système si machiavélique qu’on pourrait croire à de la fiction. McLaren le reconnaît lui-même, ajoutant cependant que les preuves matérielles et médicolégales ne font aucun doute.

Parmi celles-ci, il y a ces nombreux flacons falsifiés. Ils contenaient les échantillons B d’urine, analysés en dernier recours. Une fois scellés, on croyait impossible de les ouvrir sans laisser une trace très visible. Mais les forces de sécurité russes ont réussi le coup, ce qui a permis de substituer de l’urine « propre » à de l’urine « sale ». C’est avec un instrument en métal de la grosseur d’un stylo, et semblable à ceux dont se servent les dentistes, que les flacons auraient été ouverts. Une analyse serrée a cependant mis au jour de minces égratignures témoignant du stratagème.

L’urine « propre » avait été récoltée des mois plus tôt auprès des athlètes ciblés par le programme. Ils la remettaient à leurs dirigeants sportifs dans des bouteilles de Coke ou des biberons. Elle était ensuite gelée en prévision des Jeux de Sotchi.

Un problème est cependant survenu quand les Russes ont voulu « protéger » un plus grand nombre d’athlètes qu’initialement prévu. Certains d’entre eux n’avaient pas fourni d’urine « propre » au préalable. Voilà pourquoi du pipi avec de l’ADN masculin s’est retrouvé dans les échantillons de deux joueuses de hockey.

McLaren raconte aussi combien les responsables russes sont devenus nerveux en 2012, lorsque l’AMA a réclamé 67 échantillons d’urine conservés au Laboratoire de Moscou. Au cours des semaines précédentes, ils avaient enregistré comme « négatifs » une dizaine de tests « positifs » dans le système informatique de l’Agence. Si une analyse plus poussée était tenue, le pot aux roses serait découvert. S’en est suivi une course contre la montre pour changer le contenu des flacons contenant les échantillons A. Quant aux échantillons B, ils furent détruits au laboratoire de Lausanne à la suite, dit-on, d’une « erreur accidentelle ».

La roublardise russe ne se limite pas aux Jeux de Sotchi. « L’équipe olympique russe a corrompu à une échelle sans précédent les Jeux de Londres en 2012, sans doute à un niveau qui ne sera jamais entièrement démontré », écrit McLaren.

Il ajoute que ces infractions aux règles antidopage ont été approuvées par le ministre et le ministre adjoint du Sport, les entraîneurs, l’agence russe antidopage et le Laboratoire de Moscou. Leur désir de remporter des médailles a évacué toute considération éthique, souligne-t-il.

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Quelle sera la suite des choses ? Le Comité international olympique (CIO) et son président Thomas Bach ont promis de dures sanctions si les deux commissions qu’ils ont eux-mêmes mises sur pied, et qui profiteront du travail de McLaren, en viennent aux même conclusions.

Mais au-delà de cet engagement, il est clair que le CIO veut à tout prix éviter d’indisposer le gouvernement russe. Quelques dirigeants du sport russe ayant déjà été sacrifiés, il est improbable que tous les athlètes russes soient exclus des Jeux de 2018 ou de 2020. Bach continuera à marteler qu’une sanction collective punirait des athlètes propres. Et qu’en matière de dopage, la responsabilité est individuelle, et non pas celle d’un pays.

Oui, des médaillés russes de Sotchi seront exclus du podium. Et d’autres officiels seront sans doute sanctionnés. Mais à moins d’une surprise, le CIO s’arrêtera là, invoquant au besoin des difficultés juridiques. 

Bach ajoutera que l’important est de regarder vers l’avenir et que les Russes s’engagent à réformer leurs processus antidopage.

Voilà pourquoi, lorsque la poussière sera retombée dans une année ou deux, McLaren écrira sans doute à propos de son deuxième rapport ce qu’il a affirmé à la suite de son premier. C’est-à-dire que le CIO a sévi sur le plan individuel alors que ses conclusions décrivaient plutôt la manipulation systémique des règles antidopage, doublée d’un « cover up ».

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