LUTTE CONTRE LE TABAGISME

L’Association des dépanneurs financée par les cigarettiers ? 

L’Association québécoise des dépanneurs en alimentation (AQDA), qui fait campagne depuis des mois pour convaincre le gouvernement de « sauver » les cigarettes mentholées de la prohibition, refuse catégoriquement de dévoiler la proportion de son budget provenant de l’industrie de tabac.

À partir d’aujourd’hui, un groupe de députés mettra la touche finale au projet de loi 44, qui vise notamment à interdire la vente de produits de tabac aromatisés au Québec. Depuis le printemps, ces élus sont soumis aux pressions de l’AQDA, qui soutient que l’interdiction du menthol « équivaudra à donner aux contrebandiers une exclusivité sur un plateau d’argent ».

Le président de l’AQDA, Michel Gadbois, utilise depuis longtemps l’argument de la contrebande pour s’opposer aux politiques de santé publique destinées à lutter contre le tabagisme. Au début des années 90, il était impliqué dans une campagne contre la contrebande, orchestrée par l’industrie du tabac, qui avait ébranlé le gouvernement et mené à une baisse des taxes sur les cigarettes.

Sur son site web, l’AQDA se décrit comme « un organisme à but non lucratif » regroupant plus de 1700 membres, dont des fournisseurs et d’importantes chaînes de dépanneurs comme Alimentation Couche-Tard. L’AQDA soutient aussi être devenue « l’interlocuteur qualifié qui représente l’industrie québécoise auprès des médias et des gouvernements ».

L’AQDA est toutefois de plus en plus considérée comme le « groupe paravent » des sociétés de tabac, qui l’utiliseraient pour faire passer leurs messages auprès du public et pour influencer les élus québécois. La tactique, bien connue des groupes antitabac à travers le monde, vise à donner un vernis de crédibilité aux arguments d’une industrie qui en possède très peu dans l’opinion publique.

Michel Gadbois n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue. L’AQDA étant un organisme à but non lucratif, rien ne l’oblige à dévoiler ses états financiers.

Le directeur principal, affaires corporatives chez Imperial Tobacco, Éric Gagnon, affirme de son côté que « comme pour toute entreprise, le soutien financier qu’offre Imperial Tobacco Canada à des organismes et associations est de nature confidentielle ».

Témoignant devant la Commission de la santé et des services sociaux, le 20 août, Michel Gadbois a refusé de dévoiler la proportion du budget de l’AQDA provenant des sociétés de tabac, sous prétexte qu’il ne la connaissait pas « par cœur ». Le député péquiste Jean-François Lisée a fait part de son étonnement, « d’autant que, sur la question du menthol, sur la question de la contrebande, sur la question des saveurs, les positions que vous défendez sont identiques à celles des compagnies de tabac ».

Michel Gadbois a rétorqué que les cigarettiers avaient des « intérêts communs » avec l’AQDA. « Essentiellement, j’ai des intérêts communs avec la SAQ, avec Loto-Québec, qui sont membres chez nous aussi », a expliqué M. Gadbois devant les parlementaires.

Vérification faite, la SAQ n’est pas membre de l’AQDA. Loto-Québec est membre et verse une cotisation de 1700 $, plus taxes.

« Le fait d’être membre de l’AQDA ne signifie pas un appui aux positions de l’organisme. »

— Danny Racine, porte-parole de Loto-Québec

M. Racine ajoute que « Loto-Québec souscrit et adhère aux orientations du gouvernement du Québec en matière de tabagisme ».

CONTREBANDE ORGANISÉE

En 1994, Michel Gadbois était président de l’Association des détaillants en alimentation du Québec (ADA). À l’époque, le Mouvement pour l’abolition des taxes réservées aux cigarettes (MATRAC), présenté comme un mouvement spontané de petits détaillants révoltés, entretenait des liens discrets avec l’ADA et les fabricants de tabac.

« Le vaste mouvement des détaillants – qui consiste à vendre des cigarettes de contrebande pour obliger les gouvernements à baisser leurs taxes – est le fruit d’une stratégie extrêmement bien planifiée », avait révélé, à l’époque, une enquête de La Presse. Cette stratégie avait été mise au point dans les bureaux de l’ADA, en présence d’un représentant de l’industrie du tabac.

Le but de la campagne était de créer une crise politique autour de la contrebande. Dans une lettre adressée à la maison mère, British American Tobacco, un porte-parole d’Imperial Tobacco Canada s’était d’ailleurs réjoui de la couverture médiatique, « surtout sur le sort des petits détaillants dont les préoccupations jouissent d’une grande sympathie dans la population ».

La campagne du MATRAC avait fonctionné à merveille, forçant le gouvernement à baisser les taxes. Or, si la contrebande avait bel et bien chuté, c’est surtout parce que les entreprises de tabac avaient elles-mêmes cessé de l’alimenter.

Pendant la crise, les cigarettiers exportaient leurs produits vers des entrepôts hors-taxes, dans l’État de New York, tout en sachant que des contrebandiers s’y approvisionnaient pour revendre les cartouches au Canada à partir d’Akwesasne.

Les trois principaux fabricants de tabac canadien – Imperial Tobacco, Rothmans, Benson & Hedges et JTI-Macdonald – ont d’ailleurs reconnu leur implication dans cette contrebande. En vertu d’ententes conclues en 2008 et 2010, elles ont dû verser 1,7 milliard de dollars aux gouvernements fédéral et provinciaux.

« SAUVONS LE MENTHOL »

Parmi les différentes associations représentant les propriétaires de dépanneurs de la province, seule l’AQDA a mis le paquet pour tenter de convaincre le gouvernement de ne pas interdire la vente de cigarettes mentholées.

La campagne « Sauvons le menthol » a été lancée le 25 mai, avec l’appui financier des sociétés de tabac. Michel Gadbois a fait une tournée de la province, et une brochure en couleurs de 12 pages, adressée aux élus, a été produite.

L’enjeu semble pourtant relativement minime, les cigarettes mentholées ne représentant que 5 % des ventes au Québec.

« On ne déchirera pas notre chemise sur la place publique parce qu’ils vont interdire le menthol. »

— Florent Gravel, actuel président de l’ADA

M. Gravel admet que l’ADA a été « très bien financée par les compagnies de tabac » jusqu’au départ de Michel Gadbois, en 2007. Depuis, les cigarettiers « font affaire presque exclusivement avec l’AQDA ».

« Ce n’est pas un enjeu qui nous préoccupe, le menthol », dit pour sa part Yves Servais, directeur général de l’Association des marchands dépanneurs et épiciers du Québec. « Il n’y a pas de détaillants qui m’appellent pour se plaindre de l’interdiction du menthol. L’AQDA en fait un enjeu majeur parce qu’elle est un peu à la solde des compagnies du tabac. »

La campagne en faveur du menthol ne semble pas avoir convaincu les parlementaires qui procèdent à l’étude détaillée du projet de loi 44. « Cela ne nous inquiète pas, dit Flory Doucas, codirectrice de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac. Ce projet de loi, on l’attendait depuis cinq ans. Ce que l’AQDA aura réussi à faire, c’est de ralentir le processus en brandissant sans cesse la menace de la contrebande. »

Coalition nationale contre le tabac de contrebande

L’adresse de la Coalition nationale contre le tabac de contrebande est celle d’une firme de relations publiques à Ottawa. S’agit-il d’une coquille vide ?

« UNE COQUILLE VIDE »

La Coalition nationale contre le tabac de contrebande (CNCTC) n’a pas de directeur ni de personnel. Ses membres ne se réunissent pas. L’adresse fournie dans ses communiqués est celle du siège social, à Ottawa, d’Impact Affaires publiques, une boîte de communication qui a aussi des bureaux à Montréal. « C’est une coquille vide », estime le député péquiste Jean-François Lisée, en entrevue avec La Presse. La CNCTC regroupe 18 membres, dont le Conseil canadien des fabricants des produits du tabac, principal lobby des cigarettiers, mais aussi le Syndicat des douanes et de l’immigration, dont « la crédibilité est inattaquable », souligne le vice-président d’Impact Affaires publiques, Carlos Godoy. C’est ce dernier qui a approché le syndicat pour qu’il se joigne à la CNCTC, moyennant une contribution annuelle de quelques centaines de dollars.

CONTRE LA CONTREBANDE, POUR LE TABAC

Tout comme l’Association québécoise des dépanneurs en alimentation (AQDA), la CNCTC refuse de dévoiler l’ampleur du soutien financier que lui versent les fabricants de tabac. Porte-parole officiel de la CNCTC, le policier à la retraite Michel Rouillard affirme d’ailleurs ne pas savoir qui, exactement, lui verse son salaire. « Moi, c’est bien simple, je suis payé à l’acte, dit-il. On me demande de donner une entrevue avec vous, un animateur de radio ou de passer à la télévision pour parler de la contrebande, je le fais avec plaisir. Qui investit combien, je ne vois pas l’enjeu pour moi de connaître absolument ça. »

UNE ENTREVUE DIRIGÉE

Michel Rouillard a été embauché par Impact Affaires publiques pour devenir le porte-parole de la CNCTC. L’entrevue que l’ancien policier a accordée à La Presse, lundi, a été écoutée par le vice-président de la firme, Carlos Godoy, qui est intervenu au cours de la conversation téléphonique afin de la rediriger. Ainsi, lorsque nous avons demandé à Michel Rouillard d’identifier qui lui donnait ses mandats, Carlos Godoy a coupé court à la question, demandant à ce qu’on s’en tienne au projet de loi 44 visant à renforcer la lutte contre le tabagisme. M. Godoy a refusé de dévoiler les finances de la CNCTC.

LE MESSAGE DES CIGARETTIERS

« Nous, on prétend à la Coalition qu’en retirant du marché tout ce qui est aromatisé, y compris le mentholé, on ouvre la porte très grande à la contrebande. On souhaite clairement que la ministre révise sa position là-dessus », explique Michel Rouillard. Ce message est celui des fabricants de tabac, qui brandissent systématiquement la menace de la contrebande pour s’opposer aux politiques de santé publique visant à lutter contre le tabagisme. Au Québec, pourtant, le taux de contrebande est stable depuis plusieurs années, autour de 15 %, malgré des hausses de taxes et la mise en place de plusieurs mesures de contrôle du tabac.

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