KATHLEEN WINTER

Mouvements tectoniques

Nord infini

Kathleen Winter

Traduction de Sophie Voillot

Boréal, 322 pages

Les voyages forment la jeunesse, toutes les jeunesses. Les écrivains partagent un regard jeune sur le monde. C’est dans cet esprit que Kathleen Winter a découvert le « passage du Nord-Ouest » en 2010. Ce voyage a changé sa vie. Nord infini raconte cette transformation survenue dans un territoire sans limites.

Kathleen Winter aborde avec grâce le continent des convictions. L’écrivaine anglo-montréalaise n’est plus la même depuis qu’elle a visité l’Arctique en 2010, un périple de deux semaines qui a servi d’inspiration à son récit Nord infini.

Elle ne pourra plus jamais écrire de la même façon, dit-elle, comme si des plaques tectoniques intérieures avaient bougé.

« Ce que j’ai ressenti n’a rien de nouvel-âgeux. Là-bas, il n’y a pas d’interférence entre la terre et l’humain. Ce territoire m’a parlé d’une façon très terre à terre : “Nous ne sommes qu’un, nous sommes ensemble.” Et il faut le dire. Je me dois de le dire. »

Kathleen Winter avoue qu’elle n’a pas l’âme militante. Son domaine est celui des mots, du lyrisme, de la poésie.

« Ce n’est pas ma force, le militantisme, mais je ne peux plus écrire de roman, de la poésie ou d’autres textes comme si rien ne s’était passé. »

— Kathleen Winter

En 2010, elle a été invitée, comme « écrivaine en résidence », à bord d’un navire russe qui faisait la traversée du « passage du Nord-Ouest » du Groenland à la Terre de Baffin. Avec d’autres « touristes », certains plus spécialisés que d’autres en nordicité, elle découvrira les réalités diverses d’un peuple et d’un territoire « infinis ».

« En surface, il semble que les Inuits au Groenland vivent mieux qu’au Canada, mais Aaju Peter [l’une des deux Inuites participant au voyage] parle de choses qu’on ne peut pas voir, nous, dans le Sud. En hiver, la sécurité alimentaire est assurée par la communauté à travers le partage. Ce n’est pas la nourriture du Sud qui les fait vivre. Des céréales chimiques y sont vendues à 125 $, alors qu’elles coûtent 5 $ ici. La subvention fédérale qui dit subvenir à leurs besoins ne leur apporte que de la nourriture sans nutriments, faite par des multinationales. »

MIGRANTS

Tout au long de cette navigation émouvante, les questionnements émergent tels des icebergs dans la tête de l’écrivaine et du lecteur. On sent l’auteure déchirée dans son journal de bord entre la beauté du paysage et les conditions de vie difficiles.

Fille d’immigrants anglais venus s’établir au Canada et ayant longtemps vécu à Terre-Neuve, Kathleen Winter a compris qu’elle ne pouvait plus n’être qu’une observatrice de sa société d’accueil. Son récit se densifie d’informations historiques pertinentes.

« L’un des problèmes de notre société est notre acceptation tacite de choses terribles, notre refus de lever le voile sur des réalités périphériques. C’est comme si on ne voulait pas les voir. Quand j’ai commencé à écrire, j’avais un style lyrique. Je décrivais ce que je voyais. Le livre commence sur la beauté du paysage. »

« C’est magnifique, mais j’ai vu très vite les pouvoirs et les forces en place qui ravagent le territoire comme partout ailleurs. » — Kathleen Winter

Certains critiques anglophones ont qualifié son récit de « roman non fictif ». Elle aime bien, puisque les mots importent. Ils colportent des préjugés, des attitudes, des comportements.

« Prenons le mot Nord-Ouest, par exemple. C’est au nord-ouest de quoi, exactement ? Bernadette Dean [l’autre voyageuse inuite] m’a fait comprendre qu’il n’y a pas de telle chose en inuktitut. C’est l’explorateur John Franklin et ses hommes qui ont créé ce mot. »

OTTAWA

Ce voyage l’aura transformée autant comme être humain que comme écrivaine. Les Inuits, les artistes, même combat ?

« Nous sommes certainement attaqués par le gouvernement du Canada et une vision des affaires coûte que coûte. Si les artistes et les visionnaires ne le disent pas, qui le fera ? Le gouvernement doit investir dans les arts pour que ce ne soit pas un fabricant d’armes qui vend à l’Arabie saoudite qui le fasse. Il faut s’impliquer. C’est le territoire qu’il faut investir maintenant. »

Elle, qui est retournée dans l’Arctique voir les monts Torngat l’été dernier, cherche un nouveau passage, celui de l’écriture engagée. Le « Nord-Ouest » comme état d’esprit en fera partie, un Nord pas nécessairement au nord.

« Je ne peux plus écrire séparée du Nord ou d’une autre partie du monde qui parle à travers son paysage et sa vibration. Je veux aller dans de tels endroits. »

Elle dit lire beaucoup en ce moment. Elle a besoin de se refaire une tête, de se nourrir intellectuellement avant de monter au combat. D’une façon ou d’une autre, puisqu’elle ne peut plus être « poète de la paix après ça ».

« Je n’ai pas de plan. Ça ne me dérange pas si je n’écris jamais d’autre livre. Je veux attendre d’avoir quelque chose à dire. Je me prépare, je suis consciente, je regarde derrière le voile. Un jour, peut-être, il y aura un élément catalyseur. »

EXTRAIT

Nord infini, de Kathleen Winter

« À ce moment, dans la baie Paisley, j’ai noué une nouvelle relation avec la terre : alors que je l’observais de plus près, elle a lancé un rayon d’énergie qui est entré par mes yeux et qui m’a traversée tout entière, rattachant mon corps au sol. J’éprouvais à chaque pas la douceur de fouler la toison d’or roux qui couvrait le corps de la terre. Comme j’étais supposément partie pour la promenade “brève”, je n’éprouvais pas la précipitation qui caractérisait celles plus longues que je choisissais d’habitude et pendant lesquelles, dans ma hâte de couvrir du terrain, de tout voir d’un horizon à l’autre et de remonter à bord sans retard, je serais passée à côté de ce que je ressentais maintenant dans la baie Paisley. Moi qui avais toujours été convaincue de savoir prendre mon temps, je découvrais maintenant que, plutôt que d’affronter ma peur de l’inertie, je cédais à un mouvement intérieur. »

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