Nouveau pont Champlain

POUL OVE JENSEN

Poul Ove Jensen est un architecte danois qui a commencé sa carrière avec le grand Arne Jacobsen, mondialement connu pour ses chaises. Il est devenu associé au bureau Dissing+Weitling, où il a pu concevoir son premier pont dans les années 90, le pont du Grand Belt. Il a ensuite développé une expertise reconnue en travaillant sur les ponts de l’Øresund, de Stonecutters et des centaines d’autres. Il est maintenant directeur du service des ponts chez Dissing+Weitling. Il a dirigé la conception du nouveau pont Champlain avec l’aide des firmes Provencher_Roy, Arup, SM International et NIP Paysage.

Nouveau pont Champlain

Un pont en acier, sobre et élégant

STOREBÆLT, Danemark — La voiture roule à vive allure sur le pont du Grand Belt. L’architecte Poul Ove Jensen et moi sommes assis sur la banquette arrière, à l’étroit dans nos vestes orange. Notre guide, au volant, dépasse le péage, franchit quelques kilomètres, puis s’arrête brusquement au beau milieu du pont. Il actionne d’imposants feux d’urgence.

Nous descendons rapidement alors que les voitures filent à toute vitesse à nos côtés. Nous nous engouffrons dans l’une des quatre tours de l’énorme pont suspendu. Devant nous, une porte métallique : nous pénétrons dans l’ascenseur et pendant quatre longues minutes, nous grimpons les étages dans cette cage bringuebalante qui mène un bruit d’enfer…

La destination en vaut la peine : nous sommes au-dessus des nuages, à 254 m d’altitude. C’est le point le plus élevé du pont, c’est aussi le point le plus élevé du Danemark.

Poul Ove Jensen m’a emmené ici, à une centaine de kilomètres à l’est de Copenhague, pour me montrer le tout premier pont qu’il a dessiné, dans les années 90. Un pont qui a tout changé : il a permis à la planète de renouer avec l’idée des structures emblématiques, comme on en faisait à l’époque du Golden Gate et du Brooklyn Bridge.

Nous osons nous approcher du garde-corps, prudemment. Les voitures sont minuscules en bas. Poul Ove Jensen tend le bras et me montre du doigt l’extrémité est du pont, qui se fond dans l’horizon.

« Tu vois là-bas ? Eh bien, le pont Champlain, il va ressembler à ça. »

— Poul Ove Jensen

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« Ça », c’est la courbe du tablier du pont du détroit du Grand Belt (Storebælt en danois). Une courbe prononcée comme on en voit rarement.

En m’emmenant ici, Poul Ove Jensen voulait me faire visiter les moindres recoins de ce pont dont il est si fier. Il voulait aussi me faire comprendre que Champlain s’inscrira dans la lignée des ponts emblématiques. Mais il voulait surtout me montrer la principale caractéristique du lien qui reliera bientôt Brossard à Montréal : ses courbes.

« Ce n’est pas évident sur les plans, mais les automobilistes le ressentiront assurément, se réjouit-il. Cela améliorera leur expérience. Et à mon avis, c’est quelque chose qu’on néglige trop souvent en dessinant des ponts : l’expérience des utilisateurs. »

Les premières esquisses du pont Champlain montraient un tablier long et droit, comme l’actuel pont. Seules les extrémités étaient inclinées pour se raccorder aux liens autoroutiers existants. Poul Ove Jensen a choisi d’arrondir tout ça, de créer une belle courbe, afin d’avoir un panorama spectaculaire sur les édifices du centre-ville.

En fait, il a imposé une double courbe à son design, car plutôt que d’avoir un pont qui monte brusquement à l’approche de la Voie maritime, le tablier sera courbé d’une berge à l’autre, à la fois sur sa largeur et sur sa hauteur.

Cette géométrie curviligne offrira une expérience cinétique aux utilisateurs : ils auront l’impression que la ville est en mouvement.

« En partant de Brossard, précise-t-il, tu monteras tranquillement en roulant vers Montréal, puis au niveau du fleuve, tu redescendras doucement tout en tournant, ce qui donnera une vue fantastique sur le centre-ville, j’oserais même dire dramatique ! »

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De retour à Copenhague dans les bureaux de Dissing+Weitling, nous nous assoyons dans une pièce vitrée. Poul Ove Jensen dépose sur la table quelques smørrebrød, ces sandwichs « ouverts » qu’affectionnent les Danois.

Devant moi, il projette des images jamais vues du futur pont Champlain, toujours prévu en 2018. Un pont qui sera en acier finalement, porté par des piliers en béton ciselés. Un pont généreusement illuminé, dont les garde-corps seront verticaux plutôt qu’horizontaux, afin de réduire les risques de sauts.

Du côté est, d’ailleurs, le pont sera doté d’une piste multifonctionnelle pour piétons et cyclistes donnant accès à trois belvédères. À côté, il y aura trois travées séparées les unes des autres : deux pour les automobiles, une pour le train électrique de la Caisse de dépôt.

« Mais ce qui en fera un pont emblématique, hormis ses courbes, ce sont le mât, les haubans et les piliers », note l’architecte. Le mât en forme de diapason atteindra une hauteur de 170 m, soit un peu plus que la tour du Stade olympique. Et les piliers auront une forme en W, m’explique-t-il en me montrant une diapositive contenant 72 versions rejetées de piliers.

Je lui fais remarquer que les piliers ont une parenté avec le logo de Terre des hommes, que je lui montre aussitôt sur mon téléphone. Un hasard ? « C’est curieux, car cela arrive à l’occasion. Mon équipe a travaillé sur un pont à Poole, en Angleterre, que tout le monde croyait inspiré des voiliers du port à côté. En réalité, nous n’avions même pas pensé aux voiliers. Mais qui sait, peut-être que ces clins d’œil sont inconscients… »

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Manifestement, Poul Ove Jensen est fier du design de ce pont, qu’il a développé avec l’aide de l’entreprise britannique Arup, mais aussi des firmes locales Provencher_Roy, SM International et NIP Paysage, sous la supervision d’un comité architectural.

J’ose tout de même LA question : est-il vraiment « emblématique », ce pont ? Il est sobre, élégant, élancé. Il est certes unique, distinctif, mais emblématique, vraiment ?

« La question que vous devez vous poser est celle-ci : voulez-vous un pont qui impressionne pendant 15 minutes, ou un pont qui possède des qualités intemporelles ? La plupart des ponts qui suscitent un intérêt immédiat auront l’air d’une mauvaise blague dans quelques années. Je pense spontanément à des structures construites récemment au Moyen-Orient et en Chine. »

À l’inverse, les ponts de Poul Ove Jensen sont des bijoux de sobriété. Rien de superflu ni d’ostentatoire, chaque élément ayant sa raison d’être, chaque décision étant une réponse aux contraintes du site (voir la galerie d’images et l’explication détaillée du pont Champlain).

L’élégant pont de l’Øresund, par exemple, qui relie le Danemark à la Suède, que les amateurs de la série The Bridge connaissent bien. Ou encore le pont de Stonecutters, à Hong Kong, une structure à haubans spectaculaire, mais sans fioritures.

« Le problème quand on cherche des formes vraiment particulières, tape-à-l’œil, c’est qu’elles aboutissent à un design souvent hystérique. Je préfère les ponts emblématiques. »

Comme le pont du Grand Belt visité plus tôt, ce pont suspendu dont les massifs d’ancrage en forme triangulaire en font une infrastructure unique. Comme le futur pont Champlain, aussi.

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