OPINION

Des arguments fumeux

Les fabricants de cigarettes cherchent indirectement à mettre en lumière une opposition entre les intérêts des fumeurs requérants et ceux de la société

Les trois fabricants de cigarettes canadiens condamnés en mai à verser plus de 15 milliards aux victimes québécoises du tabagisme en appellent de l’ordonnance de la Cour supérieure de payer avant le 27 juillet une première somme de 1,3 milliard, malgré leur intention de porter le jugement en appel. Ils plaident notamment que le paiement de cette somme pourrait les mener à la faillite.

Il s’agit là d’une embûche supplémentaire pour les requérants dans le cadre des deux recours collectifs entrepris il y a 17 ans contre JTI-Macdonald Corp., Imperial Tobacco Ltée. et Rothmans, Benson & Hedges Inc. au nom de plus d’un million de Québécois et qui ont mené au premier jugement canadien sur le fond dans le cadre d’un recours collectif contre l’industrie du tabac.

L’argument d’une faillite potentielle n’est pas nouveau. Il fut soulevé en 2009 par le représentant d’Imperial Tobacco lors des audiences tenues devant la Commission des affaires sociales préalablement à l’adoption de la loi permettant au Québec de réclamer aux fabricants de cigarettes le recouvrement du coût des soins de santé encourus pour soigner les maladies associées au tabagisme.

À cette occasion, Imperial Tobacco prévenait que les fabricants canadiens ne pourraient jamais financer une condamnation potentielle par des augmentations du prix des cigarettes vu le prix déjà élevé de ces dernières au Canada. Étonnement, elle se plaignait donc du fait qu’il serait impossible de faire financer une condamnation potentielle… par les fumeurs canadiens !

Lors d’un débat similaire devant l’Assemblée législative de l’Ontario, Imperial Tobacco anticipait que les recours potentiels des provinces mèneraient l’industrie à une faillite, tentant de convaincre la province que cette faillite serait contre ses propres intérêts. Alors que cette faillite ferait perdre à l’État un montant de taxes important servant à fournir des services aux citoyens, disait-elle, les Canadiens continueraient de fumer, car le marché serait repris par les fabricants clandestins.

Il ne s’agit pas là du seul argument des cigarettiers susceptible de faire sourciller. Ils argumentèrent aussi que les recours collectifs québécois devaient être rejetés parce qu’aucun requérant n’avait témoigné ce qui empêchait – pour généraliser –  d’évaluer au cas par cas la situation de chacun d’entre eux. L’argument fut rejeté.

De plus, malgré l’effet de la dépendance à la nicotine sur la prise de décision du consommateur, les entreprises invoquaient pour leur défense la décision des fumeurs de commencer ou de continuer à fumer une fois que des informations sur les effets du tabagisme sur la santé furent disponibles. Ici, le juge a réduit légèrement la responsabilité des compagnies en raison du fait que certains requérants n’avaient pas encore développé de dépendance lorsqu’ils eurent connaissance des risques associés au tabagisme. 

Cependant, il refuse habilement de trouver en faute les fumeurs ayant eu connaissance de ces risques après avoir développé une dépendance à la cigarette, ainsi que les fumeurs dépendants qui n’ont pas essayé d’arrêter de fumer une fois informés.

Reste à voir si la Cour d’appel se montrera similairement réfractaire à cette nouvelle tactique des fabricants canadiens de cigarettes qui, indirectement, cherche à mettre en lumière une possible opposition entre les intérêts individuels des fumeurs requérants et l’intérêt de la société qui, argumentent-ils, subirait une perte financière substantielle dans l’éventualité de la disparition des fabricants commerciaux de cigarettes.

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