BANDE DESSINÉE

Le coin BD

Chaque mois, La Presse vous présente une entrevue avec un créateur de BD et des recensions d’albums qui ont retenu notre attention.

Lewis Trondheim

Le retour de Lapinot

Un monde un peu meilleur
Lewis Trondheim
L’Association
46 pages

Il a créé Lapinot en 1992 avant de le faire mourir quelques albums plus tard dans un accident de voiture. C’était en 2004. Treize ans plus tard, le bédéiste français Lewis Trondheim ressuscite son célèbre personnage dans un nouvel album qui aborde les thèmes de la bienveillance, du terrorisme et des médias.

La résurrection de Lapinot a été précédée par une heureuse apparition du héros à oreilles dans l’album Mildiou, paru ici il y a quelques mois. Dans Un monde un peu meilleur, qui sortira en librairie cette semaine, Lapinot porte un t-shirt noir avec une tête de mort, signe incontestable de son retour à la vie.

Mais à travers ses multiples projets, dont le magnifique album Coquelicots d’Irak, qui raconte la jeunesse de sa femme Brigitte Findakly (coloriste sur plusieurs de ses albums), pourquoi donc renouer avec Lapinot et son monde animalier ?

« Parce que j’avais plein de choses à raconter sur notre société et que je ne voulais pas créer de nouveaux personnages pour le faire, nous répond Lewis Trondheim, au cours d’une entrevue téléphonique. Je ne l’ai pas repris pour le simple plaisir de le reprendre. »

Dès la première planche, Richard (le chat) pose la question à son ami : « Si tu mourais, tu voudrais que j’aille dans un univers parallèle où tu n’es pas mort et que je te ramène ici ? » Ce à quoi Lapinot répond : « N’importe quoi. » Le ton est donné et nos amis s’engagent tranquillement dans une nouvelle aventure.

FAIT DIVERS

Tout commence par un fait divers. Lapinot laisse son numéro de téléphone sur le pare-brise d’une voiture défoncée par un conducteur enragé – dont il a noté le numéro de plaque. Parallèlement à cela, Lapinot et Richard font la connaissance d’un certain Gaspard, cobaye pour des laboratoires pharmaceutiques, qui grâce à un cocktail de médicaments « ressent » si les gens sont gentils ou méchants.

Dans toute cette histoire, l’ex-copine de Lapinot, Nadia, journaliste pour TNT News, se mêle de ces affaires, flairant le scoop. C’est entre autres par elle que Trondheim lance ses premières flèches aux médias.

« Le problème, c’est l’info en continu, nous dit-il. Depuis le 11 septembre 2001, les médias n’ont pas tiré la leçon de l’impact qu’ils ont sur les gens. Ils n’ont aucune barrière, aucune limite. C’est la course au scoop et même s’il n’y a rien à dire, ils vont répéter les mêmes nouvelles 50 fois l’heure, ce qui fait qu’on a l’impression qu’il y a eu 3000 attentats dans une journée plutôt qu’un seul. Ils participent à une psychose collective. J’irai même jusqu’à dire que certains médias sont coupables de complicité de terrorisme. Je dis ça et en même temps, je me moque de ceux qui le disent, donc ça contrebalance. »

Dans une réplique cinglante, le personnage de Nadia se défend de travailler pour un média trash. « Y a pas que du trash, dit-elle. Y a du people et du tendance… »

Toujours est-il que dans ces « nouvelles aventures » délicieusement absurdes, Lapinot veut faire le bien autour de lui. Et sa bonne action virera au drame – et même à l’intervention d’une escouade antiterroriste.

« D’un petit truc qu’il fait pour rendre service, ça finit en catastrophe. Plus il veut bien faire, moins ça marche. Le truc, c’est qu’il ne faut pas chercher à changer le monde qui est trop loin de sa sphère. On peut se changer soi-même et ceux qui nous entourent, mais on ne peut pas prendre n’importe quel inconnu dans la rue et le faire changer d’avis, c’est impossible. »

PAS FACILE, LA VIE

À travers le personnage de Gaspard, Lewis Trondheim a voulu montrer la difficulté de survivre dans la société actuelle. « Ce mec, il vit chez sa mère parce qu’il n’a pas de sous et il bosse comme cobaye pour des laboratoires pour se sortir du trou. Mais l’autre aspect de ce personnage qui m’intéressait est son désir de dire la vérité. On vit dans un monde de mensonges, mais jusqu’à quel point il est bon de dire toute la vérité ? Ce n’est pas si évident. »

Évidemment, la relation entre Lapinot et Richard est le croustillant de l’album. Autant Lapinot est moralisateur, autant Richard est un déconneur qui n’a pas de filtre.

« Lapinot et Richard se complètent, nous dit Lewis Trondheim. L’un sans l’autre, ça ne marche pas. Lapinot est le boy-scout qui veut bien faire ; Richard est capable d’une très grande bêtise, mais il n’est pas complètement idiot. C’est un peu les deux facettes de moi-même. Ce que j’aime avec ces personnages, c’est que je les connais bien. Il suffit que je les mette dans une situation pour qu’ils agissent par eux-mêmes. Comme je suis très paresseux, ça m’arrange. »

Paresseux, paresseux… Lewis Trondheim travaille sur de nombreux projets. Non seulement il compte poursuivre la série Lapinot avec un autre album, mais il vient de terminer un deuxième album centré sur le personnage de Mickey. Il travaille également sur un projet d’albums de science-fiction à caractère comique. « J’aime faire plein de choses en même temps, admet-il. Vous savez, ce sont les vrais paresseux qui sont les plus efficaces. »

Et le dessin ?

Les personnages animaliers de Lewis Trondheim, dessinés avec un trait minimaliste, ne sont pas le fruit du hasard. « À la base, je ne savais pas bien dessiner, nous dit le bédéiste. Donc il a fallu que je trouve un système graphique assez simple pour faire quelque chose. Mais c’est vrai que je suis plus de l’école de Disney, avec sa faune animalière. C’est ce que j’ai lu quand j’étais petit. Depuis, j’essaie de m’améliorer en dessin, pour ne pas me moquer du public, mais j’ai gardé ce style. » Au début des années 90, Trondheim a eu du mal à se faire publier, parce que ses personnages paraissaient enfantins, tandis que son propos était adulte. « On m’avait dit que ça ne fonctionnerait jamais. Il a fallu que je fasse publier moi-même mes albums [grâce à la fondation de L’Association]. »

L’Amérique : je veux l’avoir et je l’aurai !

Giant
Mikaël
Dargaud
58 pages
4 étoiles

Il était attendu et il n’a pas déçu le public. L’album Giant, scénarisé et dessiné par le Québécois d’adoption Mikaël (Promise), est une formidable incursion dans le New York des années 30. Dans ces années post-Dépression, un chantier s’impose : la construction du Rockefeller Center. Inspiré par la célèbre photographie Lunch atop a Skyscraper, Mikaël a mis en scène un groupe d’ouvriers irlandais, au centre duquel se trouve un ténébreux géant – justement surnommé Giant – qui entretient une relation épistolaire avec la veuve d’un ouvrier. Son histoire se fond parfaitement à celle, avec un grand H, de cette Amérique cosmopolite construite en grande partie par l’immigration. Le récit de Mikaël nous plonge aussi habilement dans la culture de l’époque. On y retrouve avec plaisir les affiches de Chaplin, l’Empire State Building et les speakeasies de l’époque, dans des ambiances rugueuses et réalistes. Un régal qui nous met déjà en appétit pour la suite.

La puissance du trait

Intempérie
Javi Rey
Aire libre
140 pages
4 étoiles

Magnifique album graphique adapté du roman éponyme de l’Espagnol Jesus Carrasco. Le dessinateur de l’excellent Un maillot pour l’Algérie n’est pas tombé dans le panneau de noyer cette fable dans un flot de mots. Avec beaucoup de délicatesse et d’onirisme, Javi Rey nous conte cette histoire touchante d’un jeune garçon qui fuit son village afin d’échapper à un père violent. Le jeune adolescent se liera à un vieux berger qui le prendra sous son aile… à ses risques et périls. Javi Rey excelle dans les scènes où le jeune se perd dans ses cauchemars. De nombreuses pages sans dialogues qui nous permettent de saisir les thèmes principaux du roman : souffrance, résilience, amitié, transmission. Dans un entretien avec Jesus Carrasco (publié en fin d’ouvrage), le romancier affirme : « Par moments, l’adaptation surpasse le livre. […] J’ai beaucoup aimé son aptitude à restituer la substance du texte. » On ne saurait mieux dire.

Premiers émois amoureux

Une sœur
Bastien Vivès
Casterman
212 pages
3 étoiles et demie

L’album a été lancé discrètement à l’été, mais c’est grâce à la vigilance d’un collègue qu’il s’est retrouvé sur notre pile de bédés à lire. Le bédéiste français Bastien Vivès, qui s’est notamment fait remarquer par son album Polina, consacre son nouveau récit à l’éveil de l’adolescence. Un sujet qu’il aborde de manière frontale, mais avec une infinie tendresse – tant dans le trait que dans les dialogues. Une sœur met en scène Antoine, adolescent timide de 13 ans, en vacances familiales. Son quotidien – le dessin (sa passion) et la pêche aux crabes (qu’il pratique avec son frère) – est bouleversé le jour où il rencontre Hélène, 15 ans, avec qui il passera une partie de ses vacances. La jeune fille, visiblement plus délurée que lui, l’initiera à ses premiers « jeux » amoureux et au monde parfois cruel des ados. Un album à la fois cru et touchant, criant de vérité, jamais gnangnan.

Plaisir coupable

Zorglub – La fille du Z
Munuera
Dupuis
64 pages
3 étoiles et demie

Les fans de Spirou et Fantasio se rappelleront bien sûr du « méchant » Zorglub créé par Franquin. La nouvelle librairie Z s’en est d’ailleurs inspirée ! Mais qui aurait pensé qu’un jour, il serait la vedette (avec sa fille Zandra) de sa propre série ? José Luis Munuera, qui a fait quatre albums Spirou, s’en est chargé. Et le résultat est digne de mention. Dès la première planche, Zandra sort d’un cinéma en s’indignant du scénario du film. « L’absence d’idées règne dans tous les domaines… Nous sommes envahis de “spin-offs”, de “remakes”, de “suites”, de “préludes” et d’“hommages”… jusque dans la BD ! » Jouissive autodérision, qui a tôt fait de nous plonger dans cette aventure où Zorglub le vilain, hyperprotecteur de sa fille de 16 ans, devra se résoudre à lui laisser un peu d’espace… Jusqu’à ce qu’il ait à vraiment la protéger et lui révéler le secret de ses origines. Un « spin-off » tout à fait réussi !

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