Impression à la demande

Pour « l’immortalité » du livre

Vous voulez acheter le livre Méditations pour le temps de Noël, publié en 1956, mais celui-ci est hélas discontinué depuis au moins 50 ans ? Grâce à l’imprimerie à la demande, il sera bientôt possible de vous le procurer en cinq minutes.

La librairie des Presses Universitaires de France (PUF) se trouve au cœur du Quartier latin, à deux coins de rue de la Sorbonne. Déco moderne, présentoirs design, machine à café : l’endroit se veut manifestement plus funky que son catalogue universitaire ultra sérieux.

Dans la salle du fond, une étrange bestiole, aux allures de grosse photocopieuse, ne passe pas inaperçue. Certains employés l’ont surnommée Gontran. Mais son vrai nom est l’Espresso Book Machine, comme dans « machine à livres qui va vite ». Conçue par Xerox, cette imprimante numérique robotisée est plus qu’un objet de curiosité : elle fait de « l’impression à la demande » (IAD), un système encore peu répandu qui pourrait marquer l’avenir du livre à moyen et long termes.

L’IAD, c’est la possibilité d’imprimer des livres sur commande, et ce, à aussi peu qu’un seul exemplaire à la fois.

L’ouvrage que vous cherchiez n’est plus offert ? Pas de souci. Nous avons une version numérisée en catalogue, on vous le sort tout de suite ou dans les 24 heures.

C’est ainsi qu’à la librairie des PUF, « Gontran » nous a façonné, en trois minutes tapantes, un exemplaire du Que sais-je ? sur l’histoire de Paris, reliure et couverture incluses. Fascinante prouesse technologique, par ailleurs mise en valeur grâce aux parois transparentes qui permettent d’admirer l’impression en direct.

« Les clients qui ne connaissent pas sont assez surpris, nous dit Henri, qui tient la caisse ce jour-là. Des fois, ils sont extatiques devant la machine. »

Ni rentable ni compétitif 

Chargé de mission aux PUF, Alexandre Gaudefroy admet que l’Espresso Book Machine est d’abord un « outil de marketing ». Sa production à petite échelle ne lui permet d’être ni rentable ni compétitif. Mais l’idée était de donner une vitrine à cette technologie peu connue, tout en modernisant, déduit-on, l’image de marque des PUF, qu’on associe encore à la bonne vieille collection Que sais-je ?.

« L’IAD sur le lieu de vente, c’est un service qu’on propose à nos lecteurs, mais ça ne représente pas plus de 50 % du volume de vente en librairie. Il faut plutôt le voir comme un show room. C’est un espace hybride pour casser les codes. »

— Alexandre Gaudefroy

Les PUF ne sont pas seules à vouloir ainsi « casser les codes ». Longtemps confinée au secteur de l’autoédition et au milieu académique, l’IAD commence à faire sa place dans l’édition francophone de type plus industriel.

En France, des géants de l’édition et de la distribution, comme Hachette et Interforum-Editis, ont tous deux intégré l’IAD à leur chaîne de production. Au Québec, l’imprimerie Marquis s’est également lancée dans l’aventure il y a deux ans, ce qui en fait, sauf erreur, le seul imprimeur d’ici à avoir amorcé le virage. Parmi ses quelque 2000 clients, une dizaine de maisons d’édition québécoises solliciteraient déjà son service d’impression à la demande, incluant Boréal, Septentrion et Québec-Amérique.

« C’est encore un marché de niche », souligne son directeur Pierre Fréchette, estimant à 1 % son chiffre d’affaires relié à l’IAD. Mais c’est en hausse, ajoute-t-il. « De semaine en semaine, je fais de plus en plus de tirages de livres à un exemplaire. »

De nombreux avantages

Vrai que les avantages de l’IAD sont nombreux. Contrairement à l’imprimerie « offset », qui exige de grands volumes de production, la technologie numérique donne la possibilité d’imprimer des quantités minimales à des coûts abordables, parce que ses frais fixes sont moins lourds.

Ce procédé permet notamment à certaines maisons d’édition de redonner vie à des titres épuisés, sans avoir à en réimprimer plus que de raison.

C’est ainsi que les PUF ont numérisé 5000 livres de leur catalogue pour fins d’IAD. Une stratégie payante, selon Alexandre Gaudefroy.

« Avant, on laissait les titres se discontinuer parce que ça ne valait pas le coup de réimprimer en petites quantités. Avec l’IAD, ça change ; 5000 titres, tirés à 20 exemplaires chacun chaque année, ça fait quand même 100 000 ventes, soit l’équivalent de 5 best-sellers. »

« Pour nous, c’est du chiffre d’affaires additionnel. Et puis, ça assure l’immortalité. Aucun de nos livres n’est en rupture de stock. » — Alexandre Gaudefroy

Énorme avancée : l’IAD permet aussi un meilleur contrôle du circuit de diffusion et de distribution du livre, avec des tirages désormais mieux calibrés. Plus besoin de produire d’énormes quantités pour espérer une rentabilité. En imprimant le strict nécessaire, on s’assure des taux de rendement faibles, voire inexistants, réduisant ainsi le gaspillage du pilonnage, opération crève-cœur qui consiste à détruire les invendus.

À l’inverse, il est aussi possible de faire imprimer de plus grosses quantités de livres à la hâte, si l’urgence se fait sentir.

« L’IAD permet d’être plus réactif, fait valoir Florian Lafani, directeur du développement éditorial à la maison d’édition française Michel Lafon. Si vous avez un auteur qui passe à la télévision dans une émission de forte audience et que ça crée un engouement immédiat qu’on n’avait pas prévu, on peut se retrouver en rupture de stock. Or, la réimpression traditionnelle peut parfois mettre une semaine ou plus à arriver. Avec l’impression à la demande, on peut répondre à une demande sur 24 ou 48 heures. »

En d’autres mots, résume-t-il, l’IAD permet de coller « au plus près à la réalité d’un livre ».

Des bémols

Ironiquement, les éditions Michel Lafon ne font toujours pas dans l’IAD. Même si la maison reconnaît « réfléchir clairement » à cette option, elle en serait encore à « étudier les logiques économiques » de ce nouveau système.

Il faut savoir que malgré tous ses points forts, l’IAD demeure encore un pensez-y-bien. Utile pour les petites quantités (de 1 à 3000 exemplaires, disons), la technologie est moins avantageuse pour les gros tirages, qui gagnent encore à être imprimés en « offset ».

Et puis, l’IAD a ses limites, notamment en ce qui concerne les composantes matérielles.

« Ce service oblige à se conformer à des standards qui ne sont pas ceux de l’imprimerie classique, observe Pascal Assathiany, directeur de la maison d’édition québécoise Boréal. Par exemple, tu ne peux pas vraiment choisir ton papier, tu ne peux pas faire de rabat, ni de jaquette, ni de vernis sélectif sur la couverture, ni de titre embossé. »

« En ce qui me concerne, ce n’est donc présentement qu’une voie de dépannage », ajoute-t-il, spécifiant que 1 % de son catalogue est offert en IAD.

Même son de cloche chez Florian Lafani, qui évoque lui aussi le côté basique du procédé. « Il ne faut pas que le lecteur ait l’impression d’avoir un produit moins bon », dit-il.

Vers la normalité ?

En progression certes, l’IAD reste encore fragmentaire dans le milieu de l’édition. Si tous en ont entendu parler, plusieurs hésitent encore à faire le pas. Soit par calcul. Soit par prudence.

« On ne sait pas l’ampleur que ça va prendre. On y voit aujourd’hui des choses intéressantes. Mais après, peut-être qu’on y verra aussi des limites », résume Florian Lafani, expliquant en partie la réserve de Michel Lafon.

Alexandre Gaudefroy, au contraire, se dit convaincu que l’avenir du livre est là. Alors que l’IAD ne cesse de se perfectionner, devenant par là de plus en plus rentable, ce ne serait qu’une question de temps avant que le système ne se standardise.

« Il y a cinq ans, l’impression à la demande s’intéressait aux livres qui se vendaient entre 0 et 1000 exemplaires, dit-il. Aujourd’hui, avec l’amélioration de la technologie, on est passé de 0 à 3000. Moi, je pense qu’à terme, on pourra faire jusqu’à 10 000 exemplaires en impression à la demande. »

Et de conclure que « dans cinq ou dix ans, plus personne ne parlera » de l’IAD.

« Parce que ce sera devenu normal. »

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