Pour une championne de son envergure, Caroline Brunet sait se faire discrète. À la retraite depuis les Jeux d’Athènes, où elle a gagné une troisième médaille olympique en 2004, l’ex-kayakiste a pratiquement disparu de l’écran radar médiatique.
À l’aube de la cinquantaine, elle mène une vie tranquille dans les Basses-Laurentides, où elle se consacre au vélo, au ski de fond, au plein air en général. Elle soigne une hanche douloureuse, séquelle d’une carrière de 23 ans en canoë-kayak. Elle suit l’actualité et s’intéresse beaucoup à la Coupe du monde de ski de fond, dont elle consulte les nouvelles chaque matin sur un site de Norvège, pays où elle a vécu pendant 10 ans.
Après le sport, Brunet est retournée sur les bancs d’école. D’abord en rédaction à l’Université de Montréal, où elle a « réappris le français ». Ça lui a permis de passer le test d’admission en kinésiologie à l’Université du Québec à Montréal, où elle a obtenu son diplôme en 2012.
« Pendant 23 ans, je m’entraîne, j’arrête à 35 ans, je me suis beaucoup demandé ce que j’allais faire. C’est ça qui est sorti, tout simplement. »
« Ça », c’est son projet « Devenir », une initiative personnelle visant à faire découvrir le sport au plus grand nombre de jeunes possible. Comme elle à l’âge de 12 ans, à Lac-Beauport. Le club local de canoë-kayak avait fermé, mais un entraîneur de passage, Denis Barré, a senti une étincelle et l’a prise sous son aile.
« C’est une classe de privilégiés qui font du sport, mais j’ai toujours pensé que le sport devrait être universel. Ça devrait être offert gratuitement, comme aller chez le dentiste. La chance a fait que j’ai pu faire du sport. Mais ça ne devrait pas être comme ça. »
— Caroline Brunet
« Ça devrait seulement reposer sur la volonté. J’en avais beaucoup, c’était déjà évident à l’époque. Et le sport m’interpellait. Je me dis : crime, je ne dois pas être la seule ! », explique la quintuple olympienne.
Milieux socioéconomiques défavorisés
L’idée de Devenir a germé à la fin de son bac. Avec l’aide de deux professeurs, Mario Leone et Emilia Kalinova, elle a conçu un programme d’évaluation des qualités physiologiques. Munie d’un tel profil individuel, elle pourrait ensuite guider les participants vers un sport qui leur conviendrait. Son public cible : les jeunes de milieux socioéconomiques défavorisés, que le sport attire, mais qui n’ont jamais véritablement eu l’occasion de s’y initier.
En 2016, après des démarches plus ou moins fructueuses auprès du ministère de l’Éducation et de quelques organisations, l’école secondaire Calixa-Lavallée, à Montréal-Nord, lui a simplement ouvert ses portes. La kinésiologue y a recruté 20 élèves pour son projet-pilote. Douze d’entre eux se sont rendus au bout des douze semaines d’évaluation. À la fin, ils étaient dirigés vers un club sportif de leur choix, qui convenait à leur profil et dont les frais seraient couverts pendant deux ans par l’arrondissement, grâce à l’appui de l’ex-mairesse Chantal Rossi.
Trois membres de cette cohorte initiale sont toujours actifs dans leur sport, dont Richard-son Deliscat, un sprinter de 18 ans pour qui « un rêve est devenu réalité » (voir onglet suivant). Avec le recul, Brunet constate qu’elle a probablement ciblé des élèves un peu trop vieux. Ils étaient en 4e et 5e secondaire et plusieurs avaient redoublé.
Au printemps dernier, pour son deuxième essai, la détentrice de 10 titres mondiaux s’est donc tournée vers des jeunes de 1re et 2e secondaire de l’école Jeanne-Mance. Plus de la moitié des élèves de cet établissement du Plateau Mont-Royal sont en adaptation scolaire, relève l’intervenante psychosociale Joëlle Dalpé, qui a aidé Brunet à choisir les candidats.
Cette fois, 27 élèves se sont inscrits, 8 filles et 19 garçons. Pendant cinq semaines, à raison de deux séances hebdomadaires, ils se sont soumis à des évaluations supervisées par deux kinésiologues prêtés par le Centre Père-Sablon, voisin de l’école.
« Ces jeunes vivent souvent beaucoup d’échecs sur le plan scolaire. C’est très facile de se dévaloriser, surtout à l’adolescence. Le projet de Caroline leur permet de réaliser qu’on peut être bon dans quelque chose. »
— Joëlle Dalpé, intervenante psychosociale
La pratique d’un sport, ajoute l’intervenante, a également des effets bénéfiques sur la gestion de l’anxiété, la concentration à l’école, le sommeil.
« Il faut que ce soit viable »
À la fin de la période d’évaluation, tous les participants ont reçu un sac à dos avec des chaussures et des vêtements de sport, gracieuseté du Sports Experts de LaSalle. « Je peux vous dire que des élèves ont dormi avec leurs souliers », souligne Joëlle Dalpé.
Selon leur profil physiologique et leurs préférences, 17 élèves de l’école Jeanne-Mance ont trouvé une place dans un club ou une équipe. Les disciplines sont multiples : soccer, volleyball, basketball, boxe, athlétisme, badminton. L’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, dont Brunet a directement sollicité le maire Luc Ferrandez, paiera l’inscription pendant deux ans. Ceux qui ne restent pas sur le territoire n’auront pas à payer non plus grâce à l’homme d’affaires Sylvan Adams, un ami qui a accepté de couvrir toutes les autres dépenses connexes (équipements, transport).
« Il faut que ce soit viable, précise l’ex-kayakiste. Il faut qu’ils puissent se rendre à leur sport à pied, en autobus ou en métro. »
Caroline Brunet suit elle-même les progrès de « ses » jeunes, dont elle parle avec une affection évidente. S’il le faut, elle se déplace pour aller remettre une carte Opus.
« Je pense vraiment que les jeunes transforment leur vie en ayant des objectifs et en ayant un vrai beau moment de joie dans leur club. L’objectif, ce n’est pas la performance sportive. C’est bien plus d’améliorer leur qualité de vie. On carbure à leurs forces. On leur dit qu’ils sont bons dans quelque chose. »
Elle aimerait implanter Devenir dans d’autres écoles, et pourquoi pas dans toute la province. Elle fonde des espoirs sur une rencontre prochaine avec Sports-Québec. « Savais-tu que le volleyball est offert gratuitement aux moins de 14 ans ? L’idée, c’est que tous les sports puissent être gratuits en bas de 14 ans. Ce n’est pas parce que ça ne se fait pas qu’on ne pourrait pas le faire ! »
Pour un tel projet, ça vaut bien la peine de sortir de sa réserve habituelle.