Pas tellement

Ils sont chics derrière leurs lutrins : les quatre grands finalistes, les quatre personnes qui ont encore des chances d’être élues premier ministre du Québec. Vous me direz qu’il y en a deux qui ont plus de chances que les deux autres ? Oui, mais les deux autres peuvent faire perdre l’un des deux premiers. Vous ne me suivez plus ? Oh boy, vous allez avoir de la misère avec le débat.

Jean-François Lisée, veston bleu, chemise blanche, cravate bleue. François Legault, veston gris, chemise blanche, cravate bleue, Philippe Couillard, veston bleu, chemise blanche, cravate bleue. Déjà qu’on a de la difficulté à différencier les positions des partis durant cette campagne, ce n’est pas l’habillement des messieurs qui va nous aider. Surtout que Patrice Roy porte aussi le veston bleu, la chemise blanche et la cravate bleue. On risque de voter pour lui. La tenue des gars est tellement uniforme qu’on se croirait à la belle époque de La soirée du hockey, quand Lionel, Richard, René et Gilles portaient tous le même veston bleu poudre.

Même Manon Massé se dissocie à peine des adversaires, avec sa veste noire et son chandail blanc.

On joue prudemment. Si l’habit ne fait pas le moine, il peut défaire le politicien. Si François Legault s’était vêtu comme Hubert Lenoir, il se serait sûrement rapproché des jeunes, mais aurait perdu sa base.

La première question vient de la citoyenne Raymonde Chagnon, de Mirabel. Son mari vit dans un CHSLD, et elle trouve sa qualité de vie déplorable. Elle a peur de finir dans cet endroit. Elle demande aux chefs ce qu’ils lui proposent pour qu’elle cesse d’avoir peur. Philippe Couillard lui dit que l’idéal, c’est de rester chez soi, et qu’il va engager plus de personnel pour que ça aille mieux dans les centres. Jean-François Lisée donne raison à Mme Chagnon d’avoir peur. C’est la faute des libéraux. Il propose plus de soins à domicile, une grande corvée climatisation, l’augmentation du nombre d’infirmières. François Legault dit que c’est aussi la faute des libéraux. Il promet des maisons des aînés, ça va prendre un certain temps, mais ça va être plus beau. Enfin, Manon Massé dit que c’est la faute des gouvernements successifs. Québec solidaire va aller chercher l’argent du système de la santé, concentré dans les mains des médecins et des compagnies pharmaceutiques, pour le mettre au service de la population.

Patrice Roy se retourne vers la citoyenne et lui demande : « Mme Chagnon, êtes-vous éclairée ? On le souhaite… » La résidante de Mirabel regarde la caméra directement dans les yeux et répond : « Pas tellement. » Manon Massé et Philippe Couillard restent stoïques, Jean-François Lisée sourit, François Legault rit. Nerveusement.

Patrice Roy passe à autre chose. Ce n’est pas la réponse qu’il aurait aimé entendre. La raison de ce débat, c’est justement d’éclairer les Québécois. Et ça commence avec un « pas tellement ». La franchise de Mme Chagnon est le moment clé du débat. Les deux mots qui résument tout cet exercice : « pas tellement ».

Ce n’est pas la faute de Roy, qui a habilement mené la soirée. Bien sûr, les chefs ont parlé à plusieurs reprises en même temps, mais écoutez-vous, on ne fait que ça dans la vie, empiéter les uns sur les autres, dès qu’une discussion devient animée. Trop de discipline aurait tué la spontanéité, déjà si rare. Ça s’appelle un débat, pas une nuit de la poésie.

Quoique, c’est peut-être ce qu’il manquait, de la poésie, du sentiment.

Mme Chagnon leur a dit qu’elle avait peur. C’est un aveu grave, avoir peur. Ça vient du cœur. Les quatre chefs lui ont répondu comme ils répondent à un journaliste. En faisant de la politique. En disant que c’est la faute de l’autre. En disant qu’on va faire mieux. Prochain sujet ! Pour Mme Chagnon, ce n’était pas un sujet, c’était sa vie.

Elle pouvait bien ne pas être rassurée. Leur ton n’avait rien de rassurant. Il était laconique. Elle ne voulait pas entendre des mesures. Elle voulait entendre un engagement qui vient des tripes : 

« Mme Chagnon, vous avez peur, et ça me brise le cœur. Vous avez raison, la qualité de vie dans plusieurs CHSLD est inacceptable. Ça va changer. Je vais m’en occuper, comme si ma mère y habitait. Parce que c’est toujours ça. Ce sont les proches des résidants en centre d’accueil qui compensent, qui apportent le ventilateur, qui font de la bouffe, qui prodiguent des soins. Ce n’est pas normal. On dirait que pour l’État, ce n’est pas du monde de la famille qui réside là. Que c’est des gens éloignés. Des gens dont on ne se préoccupe pas. Il faut que ce soit le contraire. Il faut que pour l’État, chaque Québécoise, chaque Québécois soit sa mère, son père, son enfant. Mme Chagnon, c’est votre peur qui va me donner le courage de ne jamais laisser des raisons administratives gâcher la vie des gens de chez nous. Ça prend plus d’argent, bien sûr. Ça prend plus d’employés, c’est certain. Ils vont tous vous dire ça. Mais ça prend surtout plus de volonté, plus de leadership. Permettez-moi de l’insuffler, de l’incarner. Je ne veux plus que vous ayez peur et je ne veux plus avoir peur pour mes parents, mes oncles, mes tantes, mes voisins, mes amis, mes citoyens. Si l’on croit en nous, on va croire en demain. »

Je ne sais pas si ces propos auraient rassuré Mme Chagnon. Mais une chose est sûre, elle se serait sentie plus comprise, plus entendue. Elle aurait senti un humain de l’autre côté de l’écran.

Tout le reste du débat a été « pas tellement ». Pas tellement bon, pas tellement mauvais, pas tellement distrayant, pas tellement ennuyant. Ce qui fait que deux heures plus tard, ça n’a pas tellement rien changé.

Madame et messieurs les chefs, ce que l’on veut justement, c’est du tellement. Du tellement vrai, du tellement grand, du tellement beau.

Montrez-nous que vous nous aimez. Tellement.

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