Chronique

La rage est là, sous la surface

On dit que le massacre de Toronto n’est pas du terrorisme, mais je suis dubitatif. Si le terrorisme est de la violence commise au nom d’une idéologie, je commence à trouver que ce qu’on soupçonne d’avoir motivé l’accusé – la haine des femmes érigée en système – ressemble pas mal à une idéologie.

Bien sûr, pas une idéologie au sens de l’Histoire avec un grand H, pas au sens où on l’entend généralement. Pas le maoïsme. Pas le racisme. Pas l’islam.

Mais la misogynie est une idéologie quand même, avec ses penseurs et ses martyrs, ses textes et ses mythes. Quand on lit par exemple sur ces « incels » – célibataires involontaires – qui sont au masculinisme ce que les djihadistes sont à l’islamisme, on voit qu’ils ne partagent pas seulement l’obsession du contrôle des femmes avec les émules de ben Laden : ils partagent aussi la glorification nauséabonde de la violence sur des innocents.

Mais au-delà des idéologies toxiques elles-mêmes, ce qui me frappe avec ce qu’on apprend sur les djihadistes, néonazis ou incelistes, c’est la façon par laquelle la radicalisation s’opère désormais chez ces fêlés. 

Les fous se fédèrent de façon intime et directe, se pompent entre eux au sein de communautés virtuelles divorcées du réel, leur rage nourrie par un « voisin » qui peut désormais habiter sur un autre continent. Le côté glauque de l’internet, quoi.

Je ne suis pas en train de dire que l’internet devrait être remisé dans la shed de la cour arrière. Je sais bien que ça n’arrivera pas, même que je ne veux pas que ça arrive : l’internet est une formidable invention. Mais il faudra bien, un jour, se pencher sur les côtés sombres de l’internet.

Vous avez peut-être lu ce dont parlent entre eux les incels dans les égouts numériques où ils s’astiquent la paranoïa. Sans trop donner de détails, résumons cela à ceci : ils se donnent des trucs pour violer et pour défigurer des femmes… et des hommes, accessoirement.

Ce sont des appels purs et simples à la haine, des incitations à la violence, de la gazoline sur le feu d’une folie qui se vit virtuellement mais qui, comme on l’a vu aux États-Unis, comme on l’a vu à Toronto, finit fatalement par se déverser sur nos trottoirs.

On n’éradiquera bien sûr pas la folie. Mais je pose la question : qui inquiète ces gens-là, qui se radicalisent dans les sous-sols de l’internet ?

Quand un salaud s’est mis à faire en 2016 des jokes sur les médias sociaux – ah, l’humour ! – en invoquant le tueur de Polytechnique pour terroriser des féministes québécoises, qu’a fait la police ?

Rien.

Le gars n’a pas été accusé.

Je ne dis pas que la police a de la sympathie pour une crapule qui fait planer l’ombre d’un tueur misogyne sur des femmes publiques qu’il déteste et qu’il choisit de menacer en marchant sur la proverbiale « ligne » qui sépare la légalité d’une accusation en vertu du Code criminel.

Glorifier un tueur de masse devrait-il être un acte criminel ?

Je ne suis pas loin de le penser, parce que cette glorification est un outil de radicalisation. Je dis qu’en matière de liberté d’expression comme en matière de commerce électronique, l’état du droit est terriblement en retard sur une réalité qui ne se déroule plus uniquement dans le réel, tel qu’on l’entendait il y a à peine 20 ans.

En matière de haine comme de commerce, l’internet a atomisé les choses. Pour bien radicaliser les Hutus contre les Tutsis, Radio-Mille Collines a inondé le Rwanda de propagande haineuse à grande échelle, qui a contribué à créer les conditions du génocide de 1994. On a fait des procès aux prêcheurs de haine qui ont appelé aux meurtres de Tutsis sur les ondes de cette radio funeste…

Aucun État ne tolérerait une Radio-Mille Collines sur son territoire, pour des raisons bien évidentes. Mais pourquoi tolère-t-on des Radio-Mille Collines sans territoire fixe, bien nichées et atomisées dans les bas-fonds du web, qui appellent par exemple à violer et à tuer des femmes ?

Pourquoi les enragés peuvent-ils s’entre-radicaliser virtuellement en quasi-impunité, quand on sait que c’est dans le virtuel que ces salauds puisent ces idées qui les font tuer des gens en chair et en os, dans le réel ?

Je lis ce qui se dit sur les forums réunissant ces mésadaptés misogynes et…

Et je ne comprends pas.

Que ces horreurs se disent, ça va, je comprends sans l’accepter : les abysses de la folie humaine sont épouvantables depuis toujours. Mais que cela puisse se dire, impunément, même anonymement, sans que des gens se ramassent en prison à la pelletée… Non, je ne comprends pas.

Il y a quelques années, on a fait l’erreur de penser que les djihadistes avaient le monopole de la radicalisation virtuelle. Depuis, on le sait, on le voit, ça saigne et ça fait mal : la radicalisation intoxique des spécimens d’autres sous-groupes d’enragés paranoïaques, comme les néonazis de toute engeance et comme les frustrés sexuels à la incel.

Il y en a d’autres.

Et il y en aura d’autres.

Parce que la rage est là, sous la surface, elle couve dans des bulles inventées de toutes pièces mais qui deviennent le réel, pour ces gens-là, blue pill, red pill, grand remplacement, 72 vierges au paradis et toutes ces bêtises qui résistent aux faits : le stock de laissés-pour-compte est infiniment renouvelable.

On n’éradiquera pas cette rage-là, surtout qu’elle s’est atomisée comme tout le reste. Mais ce serait sain d’au moins essayer de mettre une muselière aux enragés virtuels, là où ils se radicalisent, loin du soleil.

Parce que des fois, les mots poussent les trolls à monter sur les trottoirs du réel, où ils tuent des gens bien réels.

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