Chronique

Le combat de Luc et de Nathalie

Vous l’avez peut-être vu à Tout le monde en parle, Luc Vigneault était venu parler de maladie mentale. Le monsieur sait de quoi il parle, il a été traité pour la schizophrénie et une dépression, et il consacre justement sa vie à expliquer aux gens que la maladie mentale, ça se soigne.

Un Québécois sur cinq en sera atteint à un moment donné dans sa vie.

Luc Vigneault est pair-aidant et consultant à l’Institut universitaire de santé mentale de Québec, il est chargé de cours à l’Université Laval, donne des conférences et siège à un comité de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il se bat chaque jour contre les préjugés, encore très tenaces.

Il livre maintenant une nouvelle bataille.

Luc est en couple depuis 2004 avec Nathalie Hébert. Ils ont tout essayé pour avoir un enfant ; Luc en a deux grands, il voulait en avoir un autre avec Nathalie. Ils ont eu recours à des traitements de fertilité, « qu’on a payés de notre poche », et ça n’a pas fonctionné. Nathalie a fait une fausse couche.

C’était en 2010. Nathalie a sombré après avoir perdu le bébé, elle a été suivie, médicamentée, elle se porte très bien aujourd’hui.

Ils ont dû faire le deuil d’avoir un enfant biologique.

« On a choisi d’adopter au Québec. On a voulu donner une chance à un enfant d’ici qui n’a pas eu la vie facile. On se disait qu’on était bien outillés pour faire face à des problèmes, étant donné qu’on a un parcours en santé mentale et qu’on est aussi très favorables à ce que les parents restent dans l’entourage. »

— Luc Vigneault

Luc et Nathalie pensaient qu’ils se qualifieraient haut la main. Ils forment un couple solide, occupent de bons emplois, habitent dans une grande maison. Luc a élevé ses deux enfants quand ils étaient jeunes, il garde parfois ses petits-enfants pour donner un peu de répit aux parents.

Il est un bon grand-papa.

Luc et Nathalie ont rempli le dossier au Centre jeunesse de Québec pour devenir famille d’accueil banque mixte, l’expression consacrée pour ces enfants qui sont déjà hypothéqués par la vie dont les parents n’ont pas su comment s’en occuper pour mille et une raisons.

Les gens qui se tournent vers l’adoption n’optent pas spontanément pour la banque mixte. D’abord parce que ce sont des enfants malmenés, vulnérables, et qu’il y a une possibilité qu’ils retournent avec leurs parents biologiques s’ils se reprennent en main. Luc et Nathalie acceptent tout ça.

Ils comprennent que c’est un privilège d’adopter un enfant, pas un droit.

Ils ont posé leur candidature en janvier 2011, produit tous les documents requis, leur dossier médical, l’état de leurs finances, des attestations comme quoi ils n’ont pas d’antécédents judiciaires, des lettres de recommandation. Ils ont rencontré chez eux une travailleuse sociale du Centre jeunesse de Québec, ont répondu à ses questions.

En avril 2011, le centre jeunesse les a informés par lettre que leur dossier était complet. Avril 2013, on les a avisés qu’ils s’étaient qualifiés pour la prochaine étape, l’évaluation psychosociale. Un mois plus tard, leur téléphone a sonné. « On nous offrait deux enfants, un frère et une sœur de 8 et 12 ans. On leur a demandé 24 heures pour y réfléchir comme il faut. Deux enfants d’un même coup, on trouvait que la marche était haute… On a décliné, on leur a dit qu’on préférait un seul enfant. »

Puis, plus rien. Ils ont relancé plusieurs fois le centre jeunesse, ont réussi à obtenir une rencontre avec une autre travailleuse sociale en mars 2014. Elle a posé à peu près les mêmes questions que la première.

Septembre 2014, le verdict tombe.

La travailleuse sociale a commencé par leur dire qu’ils feraient d’excellents parents, qu’ils sauraient s’occuper adéquatement d’un enfant, qu’ils ont de belles valeurs, qu’ils sont organisés. Mais le médecin de famille de Nathalie a exprimé un doute, elle craint le retour des symptômes dépressifs en cas de retrait de l’enfant.

Luc, lui, a été plombé pour ses maux de dos, soulagés par médication.

Le médecin de famille de Nathalie a réécrit au centre jeunesse pour nuancer son avis, en ajoutant que Nathalie était capable de gérer ça.

Trop tard, la décision était prise, et elle est sans appel. Au centre jeunesse, le chef de service des familles d’accueil banque mixte, Frédéric Aublet, m’explique que seulement 10 % des personnes qui font une demande pour la banque mixte sont retenues.

« Ce sont des enfants très vulnérables, les plus fragiles de notre société. On ne veut pas seulement des bonnes personnes et des bons parents, on veut des perles rares. »

— Frédéric Aublet, chef de service des familles d’accueil banque mixte au Centre jeunesse de Québec

Une perle rare, ça ne doit pas faire de dépression. « Quand je reçois l’avis d’un professionnel, je le prends et je l’interprète comme tel. Si j’ai une référence qui ne va pas dans le sens attendu, je n’ai pas le choix de refuser. J’ai un risque zéro. S’il y a une vulnérabilité, je ne veux pas gérer ce risque-là. »

On ne demande jamais de contre-expertise.

J’en ai discuté avec Marie-Claude Poulin, psychiatre spécialisée, précisément dans l’évaluation des capacités parentales de gens atteints de troubles mentaux. Elle ne soigne pas, comme un médecin de famille, des ongles incarnés et des sinusites. Juste des troubles mentaux. Mme Poulin a écrit à la ministre Lucie Charlebois, responsable de la Protection de la jeunesse, pour porter cette situation à son attention.

Elle n’en revient pas. Elle n’est pas la seule, huit psychiatres ont aussi envoyé une lettre à la ministre.

Mme Poulin est catégorique, Luc et Nathalie sont des perles rares, « ils sont en meilleure santé mentale que bien des gens dans la rue. Ils ne sont pas juste de bons parents et de bonnes personnes, ils l’ont, ce petit plus. Ils ne vont jamais rejeter un enfant parce qu’il développerait un trouble mental. Et ces enfants-là ont une plus grande fragilité que les autres à développer un trouble. »

Pour Mme Poulin, c’est une goutte de plus dans un vase qui déborde depuis longtemps.

Dans sa pratique, elle communique souvent avec la Direction de la protection de la jeunesse. « Selon où on appelle, ce n’est pas la même réponse. Disons que j’ai un cas, une mère schizophrène avec des symptômes actifs, je fais une alerte bébé. Des fois, ils comprennent, ils viennent le chercher tout de suite; des fois, je dois expliquer à partir de zéro c’est quoi, la schizophrénie, et d’autres fois, je me fais répondre “c’est pas grave”… »

C’est la maison des fous.

Elle souhaite que la DPJ se dote d’une unité spécialisée en santé mentale qui pourrait évaluer les parents qui mettent la sécurité et la vie de leur enfant en danger, et les couples comme Nathalie et Luc, qui pourraient justement prendre le relais. « À chaque endroit, on devrait avoir un interlocuteur stable, régulier. »

Ça éviterait des situations comme celle-ci. « Récemment, j’ai fait un signalement, un cas urgent. On l’a retenu, une travailleuse sociale est allée voir à la maison. Elle a conclu que tout était correct, que la mère prenait bien soin de son enfant. Je lui ai répondu que ça n’avait aucun sens, que l’enfant était en danger, qu’il fallait le retirer de ce milieu-là. Ils ne l’ont pas retiré. » Une semaine plus tard, l’enfant était hospitalisé. « Le pédiatre a fait un nouveau signalement… »

Elle a trois cas comme ça, sur son bureau. Trois enfants qui se retrouveront peut-être dans la banque mixte, à la recherche d’une famille saine.

Dans sa lettre, la Dre Poulin en profite pour mettre la ministre au parfum des contradictions de la DPJ. « Il est de plus en plus fréquent que nos signalements ne soient pas retenus. […] Le paradoxe est ici frappant. Des personnes atteintes de troubles psychiatriques instables peuvent continuer de garder leurs enfants malgré que des équipes expertes en psychiatrie en aient dénoncé le risque, et des personnes stables comme le couple Hébert-Vigneault se voient refuser d’être famille d’accueil bien que des personnes expertes en aient démontré l’aptitude. »

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