Séquençage du génome
Un marché anarchique de milliards de dollars
La Presse
Naguère trop long et trop coûteux, analyser les milliards de fragments d’ADN humain représente maintenant une industrie de milliards... de dollars. Une manne qui attire de plus en plus d’entrepreneurs.
Au Canada, quelques laboratoires privés offrent leurs analyses directement aux consommateurs, sans exiger d’ordonnance médicale. Il suffit souvent de leur poster un échantillon de salive, d’attendre quelques semaines, puis de consulter en ligne des rapports pouvant contenir de véritables bombes au sujet de maladies mortelles ou incurables.
Un jeune Allemand a déjà reçu une alerte lui prédisant une maladie menant à la paralysie puis à la mort. Après des heures de recherches paniquées, Lukas Hartmann a compris que le labo californien 23andMe s’était trompé, car il n’avait pas tenu compte de l’emplacement de ces mutations, ce qui changeait tout. L’entreprise, présente au Canada, a corrigé son logiciel en conséquence.
« En ce moment, n’importe quelle entreprise peut faire n’importe quoi. Il faut protéger les citoyens contre eux-mêmes », conclut le D
Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins du Québec.Le Collège va bientôt déposer un rapport pour recommander au gouvernement de serrer la vis. « On devrait suivre l’exemple des Américains. Ils exigent que les entreprises prouvent que leurs interprétations s’appuient sur des études cliniques solides. Chez nous, elles ne rendent aucun compte, puisqu’aucun règlement n’encadre la mise en marché des tests génomiques. »
L’organisme souhaite qu’aucun de ces tests ne puisse être entrepris sans consultation médicale préalable, pour s’assurer que le patient comprenne bien leurs risques et leurs limites et y consente donc de façon libre et éclairée.
En 2013, la Food and Drug Administration a d’ailleurs freiné 23andMe, parmi les pionnières du domaine. Depuis, l’entreprise ne peut plus révéler grand-chose à ses clients américains. Les maladies héréditaires que les gens pourraient transmettre à leurs enfants, d’accord. Mais pas leur propre susceptibilité face au cancer, à l’alzheimer, etc.
Dès l’année suivante, 23andMe a commencé à offrir aux Canadiens les tests interdits aux Américains, et elle le fait toujours.
Avec ses tarifs dérisoires (199 $), elle a attiré plus de 1 million de clients partout dans le monde depuis sa fondation il y a 10 ans. Salaire et âge moyens : 50 000 $ et 45 ans. « Ça démontre l’engouement. Les gens veulent vivre plus vieux, mais en santé. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose de prendre sa santé en main », indique le diplômé en biochimie Daniel Bouthillier, directeur du Regroupement en soins de santé personnalisés au Québec.
À Montréal, la seule entreprise du genre a adopté une approche beaucoup plus ciblée, par ailleurs « sérieuse et rigoureuse », assure M. Bouthillier. Située rue Saint-Denis, BiogeniQ offre depuis un an l’analyse de 35 gènes liés à la nutrition ou au métabolisme des médicaments. Des professionnels remettent les résultats aux clients dans le cadre de consultations face à face. Ils peuvent ensuite les verser, s’ils le souhaitent, au dossier informatisé Santé Québec, pour que leur médecin, leur pharmacien ou tout urgentologue puissent en tenir compte.
« Si mon père avait pu en profiter, il serait probablement en vie aujourd’hui », croit le jeune chimiste Étienne Pageau-Crevier, patron de BiogeniQ.
C’est cette mort, précise-t-il, qui a provoqué la naissance de son entreprise. Son père, médecin, prenait un antiplaquettaire lorsqu’il a succombé à une deuxième crise cardiaque en 2012. Le médicament a mal fonctionné – selon toute vraisemblance, en raison d’une caractéristique génétique, qui touche Étienne Pageau-Crevier lui-même, a-t-il découvert depuis.
En 16 mois, BiogeniQ a analysé les gènes de 500 personnes, très majoritairement québécoises. Certaines ont envoyé leur salive par FedEx. D’autres sont passées par l’une des dizaines de cliniques partenaires.
Un médecin a déjà dirigé vers la société une patiente qui avait essayé trois antidépresseurs sans succès, se réjouit Étienne Pageau-Crevier. « Mais les médecins sont très difficiles à convaincre. Pour eux, c’est un changement complet de mentalité. »