Chronique 

Les mots pour ne pas le dire

Infoman en fait déjà ses délices, mais en cette « Journée internationale du langage clair » (pour vrai), revenons sur cette citation.

Cela se passait mercredi. C’était la première rencontre d’Isabelle Melançon avec les journalistes en tant que nouvelle ministre de l’Environnement. Un journaliste lui demande quel message la politique du gouvernement envoie à l’industrie du gaz et du pétrole avec le virage vert annoncé.

« Bien, moi, ce que je vais regarder, vous savez, c’est le développement durable, l’environnement, la lutte, euh… contre, euh… les changements climatiques (merci, Charles !)… Moi, j’ai un chapeau et je vais le mettre. Vous savez, un Conseil des ministres, ça travaille ensemble, moi j’ai un chapeau et je vais le porter avec… beaucoup de joie, je suis une travaillante […]…

— Mais le message aux entreprises…

— Ma porte a toujours été ouverte, je l’ai fait comme députée, je vais le faire comme ministre, je suis là pour veiller au grain et c’est ce que je vais faire. »

J’imagine que l’industrie sait à quoi s’en tenir…

C’est un exemple absolument bénin, c’est le premier qui m’est tombé sous la main et ce serait bien injuste de reprocher à une personne qui est ministre depuis 15 minutes de ne pas connaître ses dossiers.

Ce qui est intéressant ici, c’est que déjà, on lui a enseigné l’art défensif de ne rien dire.

Je crois qu’avant de faire un ministre d’un être humain, on l’emmène dans une petite pièce blanche sans fenêtres où on lui inocule le virus du parler-creux par une piqûre dans la fesse gauche. Certains résistent. Plusieurs sombrent.

À la fin d’une mêlée de presse, il reste une série de mots qui forment une séquence logique mais néanmoins incompréhensible. Il reste un chapeau qui sera porté… et un grain, oui, c’est vrai, il a été question d’un grain, sur lequel il faut veiller…

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C’était quoi la question déjà ? La question, c’était celle du journaliste du Journal de Québec Patrick Bellerose à l’ex-ministre des Transports Laurent Lessard, au sujet d’Uber, il y a deux semaines : 

« M. Lessard, vous êtes satisfait du projet pilote, dans le fond, depuis un an ?

— Bien, le suivi qu’on a fait sur une base hebdomadaire avec eux concernant la formation, l’obtention du permis 4C, les vérifications d’antécédents… de maladie, donc de santé, le volet santé, l’encadrement sur deux éléments, la formation, puisqu’on avait développé un cadre différent avec l’application mobile, mais qui était, je dirais, jugé trop souple, qui manquait de robustesse, et principalement aussi la formation sur ce qu’ils doivent faire et ce qu’ils ne doivent pas faire… donc, et non pas de développer une application pour chercher comment ils ne le font pas, mais plutôt de faire de la formation sur respecter la réglementation en place, dont les courses hélées, éviter d’avoir des lanternons… »

OK, j’arrête ici. Pourquoi ce torrent de mots ? La question n’est pas compliquée. Mais le ministre flaire un piège. Il ne veut dire ni oui (ce qui irait contre les nouvelles exigences qu’il vient d’annoncer) ni non (il ne veut pas fermer la porte à Uber). Alors il parle.

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Des chercheurs français ont tenté de retracer l’origine de l’expression « langue de bois », apparue dans les médias français à la fin des années 70(1). C’est un héritage des communistes russes, qui l’employaient pour décrire le langage officiel rigide et stéréotypé.

C’est au fond un discours qui est destiné à ne pas communiquer. Il sert à camoufler les apparences, à éviter le sujet, à ne faire aucune erreur, à étourdir l’interlocuteur. Mais son but est essentiellement de ne rien dire, avec une abondance de mots.

Les gens de « communication », qui manufacturent ce langage, sont partout dans nos gouvernements. Le gouvernement Trudeau est la quintessence du gouvernement de « communicants ». 

On a beaucoup parlé de Mélanie Joly, mais l’exemple vient du bureau du premier ministre et plusieurs autres ministres sont atteints du mal des communications. Les symptômes ressemblent au « mal des profondeurs » qui frappe certains plongeurs : étourdissement, ivresse, perte des repères…

Pas surprenant que Stéphane Dion ait levé les feutres…

Ils diront que ces mécanismes de défense (contrôle des communications, lignes apprises par cœur) sont la réponse à une presse mesquine qui cherche sans arrêt la faute, la contradiction pour prendre en défaut les élus. Ce n’est pas entièrement faux. Il est vrai aussi qu’on abuse de l’accusation : parler d’enjeux complexes avec des nuances, ce n’est pas utiliser la langue de bois. Mais ça n’entre pas toujours dans les formats médiatiques, encore moins dans 140 caractères.

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Les politiciens sont loin d’être les seuls ébénistes du langage. Tout le secteur public excelle à ce jeu. Rien n’est plus délicieux qu’un « plan de développement stratégique » quinquennal de l’École nationale d’administration publique, qui forme nos hauts fonctionnaires. L’idée est d’inscrire noir sur blanc sa « vision » : 

« Cette vision lance également un signal dynamique et non équivoque au sujet de sa participation, dans l’espace public, aux débats concernant l’organisation et le devenir de la chose publique. »

Quid en effet du devenir de cette chose ? Mais poursuivons : 

« En cela, l’École demeure sensible aux préoccupations des administrations publiques conjuguées à la demande sociale actuelle pour une modernisation et une plus grande efficience des administrations publiques. »

Voilà, c’est dit, c’est clair et c’est fichtrement public.

Ce n’est pas entièrement leur faute. On demande aux organismes de produire des plans, des bilans, des perspectives, alors ils noircissent des pages et des pages, ils veulent avoir l’air de bien faire les choses. Eux aussi « brouillent les eaux de leur pensée pour faire croire qu’elles sont profondes », comme disait le philosophe. On fait bouillir 25 pages, il en reste une et demie.

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Les professionnels quant à eux préfèrent le jargon de spécialiste. Les avocats en particulier se délectent du charabia juridique. Utiliser entre initiés un langage incompréhensible aux profanes, c’est s’en distancer, c’est asseoir son pouvoir avec des mots.

La résistance s’organise. Éducaloi, un organisme québécois de vulgarisation de la loi, s’emploie notamment à enseigner le langage clair aux juristes – y compris aux juges, dont le taux de lisibilité des jugements a progressé de manière spectaculaire depuis une génération. « Développer un langage clair, c’est se mettre à la place de l’autre, c’est développer l’empathie », dit la directrice Ariane Charbonneau.

Dans l’arène politique, c’est un enjeu démocratique. Dans la montée du populisme, il y a aussi de cela : l’écœurement général face à une parole qui ne veut rien dire, pour faire détourner le regard, pour tromper.

(1) Carmen Pineira et Maurice Tournier, Mots, 1989

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