Chronique

Lamentations journalistiques 

Vendredi, la Cour suprême a permis à la police de saisir certaines informations sur le téléphone d’un journaliste de Vice, dans le cadre d’une enquête antiterroriste.

Certains collègues ont parlé d’un « jour sombre » pour le journalisme et la plupart des organisations de journalistes ont dénoncé ce jugement.

Désolé, camarades, mais je ne suis pas d’accord. Ce n’est ni un recul pour la liberté de la presse, ni une menace, ni même une nouveauté.

Dans cette histoire, il n’y a aucune source confidentielle. On parle d’un terroriste canadien avoué, Farah Mohamed Shirdon, parti combattre avec le groupe armé État islamique. On le voit sur une vidéo déchirer son passeport canadien, menacer le Canada et prêter allégeance à Daech. Il contacte un journaliste de Vice Media pour faire sa propagande islamiste. Trois articles sont publiés, où ses vues sont largement exposées.

Dira-t-on que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a tort de faire enquête sur Shirdon ? Sûrement pas. Il se trouve que la police n’a à peu près aucun moyen de retrouver le suspect en question. Une ordonnance de communication est demandée à un juge – l’équivalent d’un mandat de perquisition. La GRC ne veut pas tout saisir et tout fouiller. La demande est très circonscrite : obtenir des captures d’écran du téléphone du journaliste, qui utilisait un système de messagerie instantanée ne laissant aucune trace.

Il ne s’agissait pas d’espionner le journaliste, de le filer, de surveiller ses communications, de fouiller dans ses contacts.

Le juge a autorisé la demande. Vice a contesté le mandat devant la Cour supérieure, la Cour d’appel de l’Ontario et finalement devant la Cour suprême du Canada. Partout, à toutes les instances, le média a échoué par décisions unanimes.

Loin d’être un drame, c’est au contraire un exercice tout à fait sain de mise en balance des objectifs de sécurité publique et de liberté de la presse.

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Les journalistes font tout un raffut quand la police – ou quiconque – tente de découvrir leurs sources confidentielles. Avec raison. Sans ces sources, qui souvent risquent leur boulot ou leur sécurité, impossible de faire du journalisme digne de ce nom.

Les tribunaux ont reconnu l’importance de la confidentialité des sources. Après l’affaire Lagacé, une loi a été adoptée par le Parlement fédéral. La protection n’est pas absolue, mais elle existe, elle est solidement implantée dans notre droit.

On s’est battus pour ça, et on n’a pas fini de le faire ; on se trouve encore devant la Cour suprême avec le cas de Marie-Maude Denis, à qui les avocats de Nathalie Normandeau veulent faire dévoiler des sources.

Mais le cas de Vice n’a rien à voir. Il n’y a aucun anonymat à protéger : un type se déclarant terroriste appelle un journaliste, donne une entrevue par Skype à visage découvert et espère le plus de couverture possible. Il n’y a aucune promesse de confidentialité.

Pour les gens de Vice et les organisations journalistiques, le seul fait que la police cherche à avoir accès à des informations pour retrouver le terroriste est inacceptable. Cela donnerait l’impression que les journalistes « travaillent » pour la police.

Dans l’absolu, bien entendu, la possibilité pour la police d’accéder à du matériel journalistique pourrait refroidir des sources.

Mais on parle ici d’un type qui est quelque part sur un terrain de combat au Moyen-Orient et qui, s’il n’est pas totalement stupide, aura su brouiller les pistes.

Je répète qu’il n’a demandé aucune protection en tant que source, qu’il n’y a aucune entente entre le journaliste et lui à ce sujet. N’oublions pas le contenu même de ses propos. Son but est de diffuser ses idées extrémistes. Il savait fort bien ce qu’il faisait et en assumait les risques.

Comme l’écrit la juge Rosalie Abella : s’il fallait accepter la thèse de Vice, « cela reviendrait à reconnaître une immunité universelle et automatique contre toutes les ordonnances de communication visant la presse ». Or, il n’y a pas de « secret professionnel » des journalistes (ce qui supposerait un ordre professionnel) ; et même chez les professionnels, le secret n’est pas absolu.

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Le jugement de la Cour suprême est unanime sur le fond et les juges se divisent uniquement sur des thèmes qui passionneront les spécialistes, sans trop influencer le cours du chou-fleur. Exemple : faut-il distinguer la liberté de la presse de la liberté d’expression en général (inclus dans le même article de la Charte) ?

La Cour, au final, applique un vieux test pour savoir si la police pouvait aller chercher ces informations. Parmi les critères, il y a évidemment l’importance de l’enquête. On ne peut pas vraiment imaginer un sujet d’enquête plus pressant que la lutte contre le terrorisme.

Ce n’est pas une enquête sur une fuite de documents, mais sur une menace directe à la sécurité nationale.

Ensuite, le fait que les entrevues aient été diffusées, sans entente de confidentialité, rend la protestation journalistique plutôt faible.

Je rappelle que quand un mandat est lancé, un média peut toujours le contester devant la cour, en vérifier les motifs, en faire circonscrire la portée.

Bref, il est faux de prétendre que les pouvoirs de la police face aux médias aient augmenté le moindrement avec ce jugement tout à fait équilibré. Jugement où l’importance de la protection des sources est soulignée abondamment au passage.

Quant à savoir ce que donnera cette enquête, on peut avoir de gros doutes. Mais ça, c’est le problème de la police.

En attendant de le savoir, rassure-toi, citoyen, malgré les lamentations journalistiques, ta presse est aussi libre ce matin que la veille de ce jugement.

Revue de l’année 2018

Yves Boisvert sera présent, aux côtés de nombreux chroniqueurs et journalistes de La Presse comme Philippe Cantin, Nathalie Petrowski, Marie-Claude Lortie, Francis Vailles et Hugo Dumas, lors d’une soirée spéciale qui présentera les coulisses des grands reportages qui ont marqué l’année 2018. Directeurs de l’information, photographes et artisans qui créent chaque jour La Presse+ seront également dans la salle avec vous, pour échanger sur leur métier et répondre à vos questions. La rencontre aura lieu au MTELUS, à Montréal, le jeudi 6 décembre à 19 h 30.

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