Le poids de la solitude

Trois visages, trois solitudes

La solitude a plusieurs visages. Elle peut survenir de façon subite, brutale, ou s’installer de façon sournoise au fil des ans. Trois Montréalais, qui ont durement vécu la solitude, ont accepté de nous raconter leurs histoires, teintées d’espoir.

Benoît St-Pierre

Santé mentale : briser l'isolement

Pendant quelques années, Benoît St-Pierre, 47 ans, a vécu dans un minuscule logement, les rideaux tirés, la porte verrouillée. « Je me contentais de ma petite chaise droite, de ma guitare, de ma manette de télé et de Pepsi. » Il sortait peu, à l’épicerie. « C’était un gros fardeau. J’achetais du beurre d’arachides, du pain, du Kraft Dinner et je rentrais en vitesse. »

Benoît St-Pierre est bipolaire avec tendances psychotiques. Le diagnostic est tombé en 1997. Au fil des ans, il a été hospitalisé une dizaine de fois. « Lors de mes épisodes de manie, j’avais un complexe de Dieu, j’étais l’élu. Je ne dormais plus, j’étais incontrôlable. Mes proches me conduisaient à l’hôpital. » Une fois, on l’a gardé neuf jours en observation, durant le temps des Fêtes. « J’avais à peine le droit de sortir fumer. On se sent bien seul. »

Quand il était au bas de la pente, il se retirait. « J’ai commencé à refuser des invitations. Je ne répondais plus au téléphone, je n’ouvrais pas ma porte. Je ne voulais qu’on voie ma misère, j’avais honte. J’ai commencé à être confortable dans cet isolement, mais je souffrais de ne plus avoir ma place dans la société. »

Incapable de garder son boulot, M. St-Pierre a perdu sa voiture, sa maison. Il a dû demander des prestations d’aide sociale, il peinait à se nourrir. « Avec les problèmes de santé mentale vient une perte des déterminants sociaux, c’est une double épreuve. » En attente d’une médication efficace, rien n’allait plus. Il avait même prévu mettre fin à ses jours le 1er janvier 2000. « La veille du jour de l’An, je n’avais pas la tête à la fête. Mais j’ai choisi de vivre. »

Peu à peu, M. St-Pierre est sorti de sa tanière. Après une longue hésitation, il a accepté un emploi dans une manufacture, offert par le père d’une amie. « Ç’a été l’élément déclencheur de mon retour à la vie active. »

Aujourd’hui, Benoît St-Pierre est intervenant pair-aidant. Depuis six ans, il travaille avec l’équipe PACT de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. Il fait un suivi intensif dans le milieu. « J’aide les patients à voir leurs forces, à reprendre le contrôle sur leur vie, à briser l’isolement. Je ne les juge pas, je suis passé par là. »

Depuis qu’il est en poste, il n’a pas été hospitalisé. « C’est mon record », confie-t-il en riant. Il est en rétablissement. Il rêve aujourd’hui de mettre sur pied une ressource d’hébergement gérée par des pairs. Jamais il ne sera guéri, insiste-t-il, mais jamais plus il ne sera seul.

Yasmine * nom fictif

Montréal, ce désert

Longtemps, Yasmine et son mari ont rêvé du Canada, d’y faire leur vie, malgré la neige et le froid. C’est avec fébrilité qu’ils ont quitté le Maroc en février 2013, avec leurs trois enfants. La petite famille s’est installée dans Rosemont, a commencé des démarches d’intégration. Puis, le choc. La mort.

« Mon mari est décédé subitement d’une crise cardiaque. C’était le 30 juin, en plein déménagement. » Toute la journée, elle l’a attendu, en vain. Comment le transport de boîtes, à deux coins de rue, pouvait-il être si long ? Elle s’est inquiétée. À l’Institut de cardiologie de Montréal, on lui a finalement annoncé la pénible nouvelle.

« Tous nos rêves sont tombés sur une pierre d’un seul coup. C’était la fin du monde, tout était fini. J’avais un sentiment inexplicable, la vie ne signifiait plus rien pour moi », raconte-t-elle.

Les gens de la communauté arabe, informés par le bouche à oreille, l’ont rapidement épaulée. Mais une fois les funérailles passées, tous se sont retirés. « Il n’y avait plus personne, je n’ai aucune famille ici. Dans la communauté, une veuve avec des enfants est perçue comme un fardeau. Aujourd’hui, on me salue de façon courtoise, sans plus. Tout le monde a reculé. »

Isolée dans une ville dont elle ne saisissait pas le mode d’emploi, la Montréalaise d’adoption s’est retrouvée, avec trois jeunes enfants, dans un logement insalubre, froid, infesté de champignons. Celui-là même qu’avait choisi son mari. « Dès qu’un enfant était malade, je me rendais à l’hôpital avec les trois, même à 22 h. Je n’avais aucun répit. »

Épuisée par le deuil et le stress, elle n’a pas réalisé tout de suite que ses enfants, durement affectés par la mort de leur père, étaient en difficulté. À 18 mois, son garçon avait cessé du jour au lendemain de parler. « Il faisait des crises, pleurait beaucoup. À la garderie, ils m’ont dit qu’il ne parlait pas comme les autres. Plongée dans le deuil, je n’avais pas fait attention », raconte Yasmine, en pleurant. Son autre fils, alors âgé de 5 ans, vivait un stress post-traumatique, il faisait continuellement des cauchemars.

C’est une infirmière de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, lors d’une visite aux urgences, qui lui a donné les clés pour accéder aux services. « Je ne vais jamais l’oublier, elle m’a ouvert beaucoup de portes. » Ses enfants sont maintenant suivis en orthophonie, en psychologie.

Yasmine a pensé retourner au Maroc, auprès de ses proches. « Je reste au Canada pour mes enfants, pour leur avenir. » Elle-même vient de commencer un stage en secrétariat. « On commence à voir la lumière, la belle vie. » Elle s’accroche à son rêve migratoire, et celui de son mari.

Gisèle Dufour

Gaspésienne en ville

Une canne à la main, Gisèle Dufour, 78 ans, déambule lentement dans le couloir. Elle habite dans une résidence pour aînés depuis 10 ans. Elle salue ses voisins de palier, donne ici et là un baiser sur la joue. « Mes p’tits becs, ça fait partie de ma mission. J’ai beaucoup d’amour à donner », confie-t-elle en riant.

Gisèle Dufour rit beaucoup, rit souvent. Malgré tout l’amour qu’elle a à donner, elle se retrouve souvent seule, dans son petit appartement. Sa chatte Toutoune lui tient compagnie. « Je lui parle et elle me répond. Elle est si mignonne. Plus j’en parle, plus je l’aime. Ça fait un bon “ désennui ”. »

En raison de problèmes de santé, Mme Dufour se déplace de moins en moins. Déjà fragile après une intervention cardiaque infructueuse qui l’a laissée invalide à 62 ans, elle a fait un AVC en mai dernier. « Je ne participe plus tellement aux activités de la résidence. Debout, je ne peux pas. Quand ça crie trop fort, je ne suis plus capable. » Elle préfère lire des romans de Kathy Reichs, écouter de la musique classique.

Le cœur y est moins, de toute façon. Elle a perdu sa voisine, dont la photo est accrochée au mur du salon. « Cette année, c’est épouvantable, plusieurs personnes sont décédées. Beaucoup de nouveau résidants sont arrivés. Nous sommes entourés, mais c’est important de bien choisir ses amis. »

Quand elle croise certains résidants qu’elle apprécie, elle donne son « p’tit bec ». C’est de cette façon qu’elle a été accueillie chez les Petits frères, organisme qui accompagne les aînés souffrant de solitude. « Avoir de la tendresse, de l’affection, c’est important dans la vie. Qu’on soit vieux ou jeune. » Elle en donne autour d’elle, autant qu’elle peut.

Native de Carleton, en Gaspésie, Mme Dufour a grandi dans une famille de neuf enfants. « Il ne me reste qu’un frère, les autres sont décédés. Il est droit comme un chêne, on se parle au téléphone. » Il y a deux ans, elle est retournée au bord de la mer. Elle n’y avait pas mis les pieds depuis plusieurs années. C’est Martine, une bénévole des Petits frères, qui l’a accompagnée. « C’était agréable. Ils nous ont servi du saumon, c’était tellement bon. »

Gisèle est célibataire, sans enfants. Elle a deux amies, qu’elle voit peu. Elle a consacré sa vie à Dieu, tout en occupant divers boulots. À Chicoutimi, elle a été animatrice de groupe pour femmes victimes de violence. À Pierrefonds, elle a cuisiné à la Villa Saint-Martin, un centre de ressourcement spirituel des Jésuites. « J’ai vécu de belles expériences. »

Pendant plusieurs années, elle a célébré Noël, seule. Elle se rendait à la chapelle Notre-Dame-de-Lourdes, dans la rue Sainte-Catherine. « Une fois, je suis allée manger au Da Giovanni, à côté. Ils servaient un bon repas canadien. Là, j’ai vu que je n’étais pas toute seule à être seule. »

Désormais, elle célèbre Noël à l’hôtel Sheraton avec Martine, et des centaines de personnes invitées par les Petit frères. Un moment magique, une occasion de distribuer des « p’tits becs » à profusion.

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