Chronique

Next, au suivant…

La rétinite pigmentaire (RP) est une chiennerie de maladie génétique qui conduit à la cécité. En gros, votre vision commence par diminuer dans la pénombre, vous ne voyez plus ce que vous voyiez, avant.

Coudonc, elle est où, la télécommande ?

Elle est juste là, chérie, à côté de ta cuisse…

Le déclin de la vision est progressif, quasiment inéluctable. Vers la fin, les gens atteints de rétinite pigmentaire voient le monde comme s’ils regardaient à travers une paille.

Soudain, pouf, ils sont aveugles.

Un petit Alep personnel qui afflige une personne sur 4000.

Il n’y a pas de traitement connu pour la rétinite pigmentaire.

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Enfin, « pas » de traitement… C’est vrai et ce n’est pas vrai.

La science fait des progrès, des essais cliniques en génétique sont en développement, aux États-Unis notamment. Il y a du potentiel d’amélioration… un jour. Mais pour l’instant, rien, ou presque.

Et il y a Cuba.

Depuis plus de 20 ans, le Centro Internacional de Retinosis Pigmentaria Camilio Cienfuegos à La Havane prétend avoir une expertise unique dans le traitement de la rétinite pigmentaire. Un traitement à base d’injection d’ozone dans le sang, pour résumer simplement. Les médecins cubains croient dur comme fer que la vascularisation des vaisseaux sanguins de la rétine permet de stopper la maladie.

Des gens de partout dans le monde vont à Cuba dans l’espoir de stopper la progression de la rétinite pigmentaire. Dont des Québécois. Du tourisme médical dispendieux : 30 000 $, au bas mot, pour les trois traitements, en trois voyages.

Si vous avez bien lu mon avant-dernier paragraphe, j’ai choisi deux verbes qui montrent mon scepticisme par rapport au traitement cubain : « prétend » et « croient ». Parce que le traitement cubain de la rétinite pigmentaire n’est pas prouvé scientifiquement. Les médecins cubains n’ont jamais publié les résultats de leurs recherches dans des journaux scientifiques reconnus.

Un traitement prouvant qu’on peut stopper la RP serait normalement publié dans Progress in Retinal and Eye Research, Ophthalmology ou dans l’American Journal of Ophthalmology, pour ne nommer que ces trois publications prestigieuses du domaine. Ce serait alors une révolution médicale.

La science avance à coups de publications, pas de présentations PowerPoint, pas en citant un cas exceptionnel, pas avec une vidéo YouTube : en publiant dans des revues scientifiques du domaine pertinent.

Les Cubains ont plutôt publié une étude dans une revue consacrée à l’ozone. Médicalement, scientifiquement, ça ne vaut rien.

Par ailleurs, des études ont été publiées dans des journaux scientifiques qui démontent les prétentions cubaines. C’est pourquoi les associations d’ophtalmologie, un peu partout dans le monde, dont celles du Québec et du Canada, déconseillent aux patients d’aller se faire traiter à Cuba.

***

Qu’importe. L’espoir est un puissant moteur, et les gens atteints de rétinite pigmentaire sont nombreux à rêver de Cuba. Des Québécois ont par exemple recours au sociofinancement pour se payer les trois voyages et traitements à La Havane. À coups de 5 $, de 20 $ et de 100 $ – parfois plus – donnés par leurs proches et par des étrangers, ils ont recours aux médias sociaux pour solliciter des dons.

J’allais donc faire une chronique sur Catherine Guimond, Véronique Brodeur et Maxime Lemay-Côté, tous engagés dans une course contre leur rétine mourante, tous désireux d’aller se faire soigner à Cuba… Même si la science dit que le traitement cubain à l’ozone est de la frime.

J’allais donc faire une chronique sur l’espoir qui se frappe à la science. Histoire universelle : de tout temps, des gens ont tout tenté pour guérir, même ce qui n’est pas censé fonctionner.

Je ne ferai pas cette chronique-là, pourtant. Ce sera une chronique sur ces médecins qui ont subi une ablation partielle de cet appendice mystérieux nommé « humanité », paraît qu’il est caché juste derrière la vésicule biliaire…

J’ai interviewé séparément Catherine, Véronique et Maxime. Ainsi que François Thibert, qui revient de Cuba, où il a subi le traitement à l’ozone.

J’ai demandé à chacun d’entre eux s’ils savaient que le traitement cubain n’est pas fondé scientifiquement. Ils le savent, avec différents degrés de maîtrise de ce qu’est la recherche scientifique. Mais ils le savent que la science considère que ça ne « marche » pas : les différents ophtalmologistes qu’ils ont consultés ont été clairs là-dessus…

Clairs. Expéditifs. Tranchants…

François Thibert : « J’ai vu cinq ophtalmologistes. J’ai abordé le traitement cubain. Et la discussion ne dure jamais une minute ! Ils disent que ça ne marche pas. Ils sont fermés. »

Maxime Lemay-Côté : « Mon ophtalmologiste n’a pas passé deux minutes avec moi pour m’expliquer pourquoi Cuba, ça ne marche pas. C’est comme un tabou. »

Véronique Brodeur : « Ils te l’annoncent, et puis c’est tout. Tu sors du bureau avec le nom de ta maladie et tu fais toi-même tes recherches. J’ai appris sur le tas qu’il faut prendre de la vitamine D. Il est très froid quand j’aborde Cuba. Il dit juste : “Si ça marchait, ça se saurait”. L’attitude, c’est : “Next, au suivant…”, il y a des rendez-vous aux 15 minutes… »

Catherine Guimond, elle, a attendu cinq heures avant de voir son ophtalmologiste, qui lui a annoncé qu’elle deviendrait aveugle dans un rendez-vous qui a duré… cinq minutes.

« C’est une semaine après que je me suis dit : “J’ai des questions !” Alors j’ai appelé sa secrétaire, j’ai dit que j’avais des questions, notamment sur le traitement à Cuba. La secrétaire a promis de me rappeler. Elle m’a laissé un message sur ma boîte vocale pour me dire que l’ophtalmologiste n’est pas d’accord avec le traitement cubain. Sans explication ! »

Alors voilà, notre système de médecine de brousse, c’est un peu ça, aussi. Pas juste ça, mais ça, aussi : des gens qui se font dire en cinq minutes qu’ils vont devenir aveugles, sans gants blancs, sans qu’on ne prenne trop le temps de leur expliquer ce qui les attend, ce qui est possible, ce qui ne l’est pas. Next, au suivant…

Comment voulez-vous que les gens « croient » la science si leurs propres scientifiques – être médecin, c’est être un scientifique – ne leur expliquent pas c’est quoi, la science ?

Voici des gens au désespoir, qui seront aveugles dans quelque temps. Ils songent à se lancer dans un processus coûteux pour essayer de sauver ce qui leur reste de vision…

Et c’est la secrétaire du doc qui leur fait savoir que ledit doc désapprouve le traitement cubain ? Par un message sur une boîte vocale ?

Humainement, c’est dégueulasse.

Financièrement, ça pousse ces gens à forcément pencher pour la filière cubaine : les agences qui facilitent ce tourisme médical en ont, elles, des informations, des arguments, des chiffres, des statistiques… Et du temps pour écouter les patients.

Socialement, ça nourrit encore plus le doute sur notre système de santé, ça crée des suspicions chez ces patients et chez leurs proches. Car voici ce qu’on m’a dit et répété, voici ce que j’ai lu et relu dans mes recherches : « Les médecins québécois sont orgueilleux, ils ne veulent pas admettre que les médecins cubains ont trouvé un meilleur traitement pour la rétinite… »

Alors que ça n’a aucun rapport dans les faits : ce n’est pas ainsi que la médecine, que la science fonctionnent. Si les ophtalmologistes québécois – et canadiens, américains, européens, japonais, etc. – ne croient pas au traitement cubain, c’est parce que celui-ci n’a pas été validé dans les lieux qui font la science de l’œil, de nos jours. Dans des publications spécialisées.

L’ophtalmologiste qui a dit à Véronique que « si ça marchait, ça se saurait », le traitement cubain à l’ozone, il a parfaitement raison. Mais il a la responsabilité morale de ne pas présumer que tout le monde a fait 10 ans de médecine, comme lui. Et de prévoir des rendez-vous plus longs que 15 minutes pour annoncer à une femme qu’elle sera bientôt aveugle.

L’Association des médecins ophtalmologistes du Québec m’a dirigé vers la Dre Cynthia Qan, ophtalmologiste spécialisée en rétine, pour me parler. La Dre Qan a fait ce constat : « L’ophtalmologiste est un généraliste, et le rythme de sa clinique fait que c’est difficile pour lui de prendre le temps pour les questions de ses patients. […] Un rendez-vous pour une cataracte peut se régler en quinze minutes, mais pour une rétinite, c’est deux heures. Pour ces gens qui ont la rétinite, ça prendrait une équipe pour donner les explications : une spécialiste rétinologue, comme moi, un généticien, une psychologue… Mais présentement, le contexte fait que l’ophtalmologiste ne peut pas passer ces deux heures à parler à un patient. »

Puis, posément, avec des formules bien vulgarisées, la Dre Qan m’a expliqué comment elle dirait à un patient pourquoi l’expérience cubaine n’est pas recommandée par les spécialistes. Comment la science fonctionne aussi, au consensus et à la collaboration : « La science, ce n’est pas la recette secrète du Coca-Cola : les scientifiques partagent leurs recettes, leurs démarches. »

Ce que les médecins cubains, avec leur recette « miracle » contre la rétinite pigmentaire, ne font pas, en tout cas, pas selon les règles de la science.

Encore faut-il que quelqu’un explique ces règles aux patients désespérés.

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