Eric Lindros

Une carrière tout en confrontation

À Toronto, aujourd’hui, Eric Lindros sera intronisé au Temple de la renommée du hockey. S’il mérite cet honneur, sa carrière laisse néanmoins un fort goût d’inachevé.

Avec sa présence physique incomparable et son talent exceptionnel, Lindros aurait pu inscrire son nom parmi les plus grandes légendes de son sport. Au bout du compte, il n’aura même pas été le meilleur attaquant de sa génération. Il en fut cependant le plus controversé.

Toute la carrière de Lindros s’est déroulée sous le signe de la confrontation. Il a défendu avec une énergie inépuisable ce qu’il estimait être ses droits. Mais ces luttes incessantes, combinées aux multiples commotions cérébrales l’ayant tenu à l’écart du jeu, l’ont empêché de s’épanouir pleinement sur la patinoire.

Les amateurs de hockey connaissent l’histoire de Lindros. Premier choix au repêchage de 1991, il a refusé de signer un contrat avec les Nordiques de Québec. Mais l’ampleur prise par cette discorde d’un bout à l’autre du Canada s’est atténuée de nos mémoires.

Dans un pays alors plongé dans des négociations pour convaincre le Québec de signer la Constitution canadienne, le cas Lindros est devenu une affaire nationale. Les élus ont donné leur opinion, les chroniqueurs politiques aussi. Le fait que ce jeune anglophone, meilleur espoir au pays, refuse d’endosser le maillot « bleu Québec » des Nordiques, tapissé de huit fleurs de lys, est devenu une métaphore du gouffre séparant les deux solitudes.

Le débat à propos de son avenir a franchi les frontières du sport pour atteindre celles de la politique. Alors éditorialiste en chef de La Presse, Alain Dubuc avait bien décrit ce phénomène : « Comme à peu près toutes les activités humaines au Canada, l’affaire Lindros a pris une tournure constitutionnelle, quand le jeune joueur a expliqué récemment, dans une entrevue au magazine Maclean’s, que l’une des raisons qui l’amenait à ne pas vouloir jouer à Québec était le climat politique. »

Au cœur de cette tourmente, Lindros a eu le mérite de ne jamais craquer. Je me souviens d’une seule fois où il a publiquement étalé sa colère envers les Nordiques. C’était en septembre 1991, durant le camp d’entraînement d’Équipe Canada au Forum. Malgré ses 18 ans, il avait été sélectionné au sein de ce puissant club, grand favori pour remporter la Coupe Canada. Cela donnait la preuve de son potentiel exceptionnel.

L’heure était grave. Si, malgré ses demandes répétées, les Nordiques ne l’échangeaient pas avant le 2 octobre, il n’évoluerait pas dans la LNH cette saison-là. « S’ils veulent jouer dur, ils s’apercevront qu’on est capable de les imiter », avait-il lancé, des éclairs dans les yeux.

La date butoir a passé, et les Nordiques n’ont pas bougé. L’entrée de Lindros dans la LNH a été repoussée d’un an.

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Au fil des années, une explication a supplanté toutes les autres pour expliquer le refus de Lindros de jouer à Québec : le vif dédain de sa famille pour Marcel Aubut, président et copropriétaire des Nordiques.

Comme l’a démontré ma collègue Isabelle Hachey l’automne dernier, après qu’Aubut a quitté la présidence du Comité olympique canadien en raison d’une plainte pour harcèlement sexuel, ce sentiment a représenté un facteur majeur. Bonnie Lindros, mère d’Eric, aurait été outrée par une remarque d’Aubut lors d’une réunion.

Mais d’autres raisons existaient aussi. Lindros déplorait l’absence d’une université anglophone à Québec. Il estimait la taille du marché insuffisante pour atteindre ses objectifs commerciaux, et le contexte politique lui déplaisait.

Ce n’était pas la première fois que Lindros refusait de se rapporter à une équipe. Repêché par les Greyhounds de Sault Ste. Marie dans le hockey junior, il avait exigé une transaction et s’était retrouvé avec les Generals d’Oshawa.

C’est dans cette ville près de Toronto que je l’ai rencontré pour la première fois en décembre 1990. À côté de ses coéquipiers, il semblait un géant. Sa vie était déjà unique. Il recevait une tonne de courrier, croulait sous les demandes d’entrevue, était adulé à Oshawa et détesté dans les autres villes du circuit, surtout à Sault Ste. Marie.

L’attitude de Lindros m’a impressionné. Malgré ses 17 ans, il n’entendait pas se laisser dicter une ligne de conduite. Son indépendance d’esprit était belle à voir. « Je n’oublie jamais qu’il s’agit d’abord de ma vie », m’avait-il dit avec fermeté.

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Oui, c’était sa vie, et il allait la mener à sa manière. Au risque de bousculer l’establishment du hockey. Au repêchage de 1992, les Nordiques ont finalement échangé ses droits.

Mais comme rien n’était jamais simple, ni avec Lindros ni avec les Nordiques, cette transaction se transforma en coup de théâtre. Je n’oublierai jamais la stupeur qui balaya le plancher du Forum, où le repêchage était tenu, lorsque la nouvelle se répandit : Lindros avait été échangé à deux équipes !

Les Rangers de New York et les Flyers de Philadelphie pensaient tous deux avoir raflé cette mise aux enchères. Dans l’esprit des Bleus, l’affaire était claire : leur entente avec les Rangers était la seule valide. La tournure des événements rendit la LNH furieuse.

Le dossier fut confié à un arbitre. Les auditions durèrent une semaine, et Lindros aboutit finalement à Philadelphie en retour de plusieurs joueurs, de choix au repêchage et d’une somme de 15 millions de dollars. 

Hélas pour les Flyers, des frictions importantes marquèrent leurs relations avec le clan Lindros, toujours aussi dur à satisfaire.

Dans son captivant livre sur les frères Stastny publié en 2012, le journaliste Robert Laflamme cite Ed Snider, propriétaire fondateur des Flyers, qui trace un terrible bilan de cet échange ayant « vidé » son équipe. « Cette transaction, je l’ai encore sur le cœur. Elle demeure à ce jour, et elle le restera sans doute, la pire que nous ayons faite de toute notre histoire ! »

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La fin du parcours de Lindros dans la LNH a été pénible. Les coups à la tête l’ont rendu craintif. « À mes trois ou quatre dernières saisons, j’avais une peur épouvantable d’aller au centre de la patinoire, je détestais cela », a-t-il déclaré sur le plateau de l’Antichambre, à RDS, en octobre 2014.

En écoutant son témoignage, j’ai réalisé que l’adolescent sûr de lui de 1990 était devenu un homme ayant compris que la vie ne se déroulait pas toujours selon le plan rêvé.

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