CHRONIQUE LAÏCITÉ

Le papier et la vraie vie

Il aurait été inconvenant, pour ne pas dire indécent, que deux semaines après le massacre de Sainte-Foy, l’Assemblée nationale se prononce à l’unanimité en faveur d’une mesure qui réduirait les droits des musulmans.

Même avant le tragique événement, le gouvernement Couillard avait des raisons légitimes d’écarter la suggestion de Gérard Bouchard d’interdire le port de signes religieux aux détenteurs du pouvoir coercitif (juges, policiers, gardiens de prison).

Si l’on pouvait au moins avoir l’assurance qu’en cédant aux pressions de l’opposition, on réussirait à fermer le dossier, il y aurait peut-être matière à réflexion. Mais ce ne serait pas le cas.

Tant la CAQ que le PQ continueraient à réclamer d’autres mesures répressives, appliquées cette fois contre les enseignantes et les éducatrices de garderie qui se voilent.

Aussi bien, donc, que M. Couillard s’en tienne à sa position initiale et refuse de se prêter à un compromis qui n’aurait rien de durable.

Il devrait aussi renoncer à son projet de loi sur les services à visage découvert, un projet mal ficelé, inutilement vexatoire, et qui ne répond à aucun problème réel, sans compter que toute loi sur la « neutralité religieuse de l’État » est une gigantesque blague quand elle émane d’une assemblée qui siège sous un crucifix.

Heureusement, il semble que l’étude du PL 62 sera reportée à l’automne… ou, espérons-le, aux calendes grecques.

Il fut un temps où je plaidais dans ce même journal en faveur de la neutralité vestimentaire la plus rigoureuse pour les détenteurs du pouvoir coercitif de l’État. Aujourd’hui, je me pose des questions.

Pourquoi ? Parce qu’on est en 2017. Parce qu’il y a eu le 29 janvier 2017. Parce que nous avons derrière nous dix années de débats pénibles qui ont stigmatisé les minorités religieuses et pourri les relations interculturelles.

On aura beau refaire le monde sur papier dans un beau souci de rationalité toute cartésienne, cette affaire a-t-elle tellement d’importance dans la vraie vie ? Quand a-t-on vu un juge québécois rendre son verdict coiffé d’une kippa ?

Et si jamais cela se produisait, est-ce que cela trahirait en soi une prédisposition aux préjugés ? A-t-on davantage de raisons de penser qu’une (très hypothétique) juge en hijab serait incapable de présider un procès juste ?

M. Bouchard n’en démord pas, il continue de plaider en faveur de « sa » solution. Le voilà qui propose la reprise des travaux d’enquête sur les accommodements raisonnables ! Et il verrait d’un bon oeil une autre commission d’enquête sur le « racisme systémique » !

De quoi relancer les débats les plus nauséabonds, car on devine ce que donneraient des audiences publiques sur ce thème.

Mais au fait, n’était-ce pas à la commission Bouchard-Taylor de définir quels accommodements sont raisonnables ? N’était-ce pas son mandat ? Comment se fait-il qu’on s’interroge encore sur la question, après y avoir consacré une commission qui a siégé pendant 13 mois et coûté 6 millions ?

Ah mais voilà, la Commission a décidé d’élargir son mandat au-delà du bon sens, pour étudier plutôt, comme on le lit dans l’introduction de son rapport, « la problématique fondamentale concernant le modèle d’intégration socio-culturelle mise en place au Québec depuis 1970 ». Rien que cela !

On a donc eu droit à une pléthore de recommandations portant sur l’immigration, l’interculturalité, la laïcité, l’identité québécoise, sans compter l’insertion sociale et économique des immigrants, la reconnaissance professionnelle, les conditions de vie et de logement des immigrants, la lutte contre la discrimination, la francisation des entreprises et tutti quanti.

On était rendu bien loin de la question des accommodements. Mais il faut croire que M. Bouchard voulait marquer l’histoire plutôt que de s’en tenir au mandat que le gouvernement lui avait confié.

En fait, la Commission s’était vite rendu compte que la « crise » des accommodements était un ballon gonflé par des médias à sensation, que les administrateurs locaux se débrouillaient assez bien avec les demandes d’accommodements qui leur étaient soumises… et que la majorité des demandes provenaient des Témoins de Jéhovah, une secte chrétienne !

Quand M. Bouchard déplore la dégradation des relations interculturelles, il devrait peut-être regarder du côté de la commission qu’il a présidée. Car en reliant la question des accommodements à celle de l’immigration (musulmane), la Commission a contribué, bien avant la charte des valeurs du gouvernement Marois, à creuser le fossé entre la majorité et les « autres ».

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