Chronique

Les vieux

Saint-Lambert est en banlieue, mais ce n’est pas la banlieue. On y trouve une rue principale grouillante, des espaces publics animés le jour et le soir, des rues foulées par les citoyens en semaine et en fin de semaine.

Une drôle de bibitte que ce village urbain de la Rive-Sud, loin des cités-dortoirs qui l’entourent. Une bibitte que j’observe depuis des années pour tenter de comprendre ce qui la distingue de ses voisines.

Voulez-vous que je vous dise son secret ? Les vieux.

C’est vrai que Saint-Lambert a la chance d’être imprégné de ce town spirit des anciennes municipalités anglo-saxonnes. Mais ce qui l’anime pendant que la classe travaillante est au boulot, ce qui la fait vivre pendant que les banlieues sont désertées, ce sont les personnes âgées.

Sans elles, pas de vie commerciale les jours de semaine. Pas de cafés, de terrasses ou de boulangerie occupés entre 9 et 5. Pas de librairie, de bibliothèque, de piscines achalandées en matinée. Pas de parcs, de sentiers, de trottoirs empruntés l’après-midi.

Le vieillissement de la population n’est pas un « défi », ici, c’est un apport d’oxygène. C’est une façon de garder le fort une fois que les troupes ont pris le pont. C’est un afflux de sang neuf, paradoxalement.

Une situation plutôt unique dans les couronnes, qui devrait inquiéter les villes de banlieue tout autour. Car contrairement à Saint-Lambert, elles ne sont pas prêtes du tout à encaisser le choc démographique qui est à leurs portes…

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Il y a maintenant plus d’aînés que d’enfants au pays, nous apprenait ces derniers jours Statistique Canada. Un signe de plus du vieillissement de la population. Un vieillissement en cours, attendu, inéluctable.

Et pourtant, les villes ne sont pas prêtes. Pas même les banlieues, qui seront frappées plus lourdement, car les plus de 65 ans décident finalement de rester dans les couronnes, une fois les enfants partis du nid.

« On pensait que le modèle de la banlieue, qui a été conçu pour les familles, était provisoire. Et qu’avec le vieillissement de la population, il deviendrait moins attrayant, note Daniel Gill, professeur à la Faculté d’aménagement de l’Université de Montréal. Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe… »

Contrairement à ce qu’on prédisait il y a 20 ans, les baby-boomers ne choisissent pas de se rapprocher du centre en grand nombre, ils optent pour le chalet ou, plus souvent, pour la copropriété… dans la bonne vieille banlieue où ils ont passé leur vie.

Le problème, c’est que les banlieues ont été pensées pour les jeunes familles, pas pour des baby-boomers vieillissants. Elles ont été aménagées pour l’auto, pas pour des citoyens qui perdront le goût de conduire tous les jours, si ce n’est carrément leur permis de conduire.

« Les banlieues, confirme Daniel Gill, ne sont pas du tout prêtes à retenir ces gens qui auront besoin de moins de superficie habitable, de services accessibles à pied, de milieux de vie denses et agréables. Elles savent que ça s’en vient, mais elles ne font rien… »

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On peut donc sourciller en voyant l’âge médian d’une ville comme Saint-Lambert (48,5), pas mal plus élevé que celui du Québec (41,9). On peut penser que ça fait fuir les familles, que ça explique l’intolérance au bruit, ou que le vieillissement frappera encore plus fort qu’ailleurs.

Mais au contraire. Saint-Lambert est déjà prêt, lui, depuis un bon moment.

Il a un centre dense, des saillies de trottoir qui protègent les piétons, des bancs publics ailleurs que dans les parcs, des allées de pétanques, des sentiers de ski de fond, des règlements favorables aux aînés, des services offerts en plein jour, des triporteurs destinés à déplacer les plus âgés, des iPad en libre-service à la bibliothèque, des projets de condos autour de la gare, des résidences pour personnes âgées en plein cœur des services, et que sais-je.

Des choses qu’on trouve ailleurs, ici et là, c’est vrai. Mais ce qui distingue Saint-Lambert, c’est que tout cela s’y retrouve, et qu’en plus, tout peut se faire à pied, ou presque. Tout est accessible sans auto. Tout permet et favorise la marche, l’activité, la socialisation.

« Il y a un déni du vieillissement qui nous empêche de voir que les ménages de plus de 65 ans seront bientôt la norme, que la société industrielle est en train de changer, que le 9 à 5 sera de plus en plus atypique. Or ça obligera les banlieues à se transformer et à se densifier, qu’elles le veuillent ou non. »

— Daniel Gill, professeur à la Faculté d’aménagement de l’Université de Montréal

Les réseaux de bus de la banlieue ne pourront plus se contenter de rouler aux heures de pointe. Les services devront se diversifier. Les cinémas devront multiplier les projections en plein jour. Les centres commerciaux devront laisser place à des pôles commerciaux. Les unifamiliales devront s’effacer au profit des condos. Les villes devront ajouter des trottoirs, des bancs, des rampes, des ascenseurs, des loisirs, des lieux de rencontre…

Bref, les banlieues devront se transformer en véritables milieux de vie. Ce qui profitera à tous, qu’ils aient 7 ou 77 ans.

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